Image: 'Ilya Iossifovich Kabakov, the father of Russian conceptual art and the totemic figure of the arts'.
Portrait of Emilia and Ilya Kabakov
Featured in Le Figaro

'Ilya Iossifovich Kabakov, the father of Russian conceptual art and the totemic figure of the arts'. Obituary by Valérie Duponchelle

8 May 2023

Mort de l'artiste Ilya Iossifovich Kabakov, quand l'URSS était un dur concept

Par Valérie Duponchelle


DISPARITION Le grand artiste soviétique est mort le 27 mai à 89 ans. À travers son œuvre métaphorique et ironique, c'est toute l'utopie d'un système qui est stigmatisée.

Bref communiqué du Centre Pompidou, en ce dimanche ensoleillé de Pentecôte, pour annoncer la mort, à 89 ans, de Ilya Iossifovich Kabakov, le père de l'art conceptuel russe et la figure totémique des arts, samedi 27 mai. Cet homme phare de la scène russe était né le 30 septembre 1933 à Dnipropetrovsk, en Ukraine alors de l'Union soviétique. Il a d'abord vécu et travaillé à Moscou, des années 1950 aux années 1980, avant d'émigrer aux États-Unis et de s'installer, avec son studio, à Long Island où il restait loin du monde. ‘C'est avec une grande émotion que nous apprenons aujourd'hui la disparition de Ilya Iossifovich Kabakov, artiste essentiel depuis plus de 70 ans. En 1995, son installation C'est ici que nous vivons’ occupa tout le Forum du Centre Pompidou pendant plusieurs mois. Nous lui consacrerons une exposition en 2024’, a souligné le musée parisien. (...)

Jouant des métaphores et d'un humour marqué par le sens de l'absurde, l'art de Kabakov a raconté la vie quotidienne en Union soviétique, du plus éthéré au plus trivial, de la musique des cieux aux latrines communes et ses mouches, créant une sorte de cimetière illustré d'une société utopique qui se voulait moderne, égalitaire, nouvelle, et qui a fini par disparaître dans un carcan. Plus qu'une épitaphe de l'URSS, son travail a souligné la dérive toujours possible d'une utopie vers le désastre, le germe de la destruction faisant part de tout système qui devient unique et dès lors autoritaire. (...)

Dans les années 1960, il rejoint ce qui deviendra le Sretensky Boulevard Group, aux côtés d'Erik Bulatov, d'Oleg Vassiliev et de Vladimir Borisovich Yankilevsky. Pour survivre aux persécutions de ce légendaire groupe underground de Moscou dont certains membres furent emprisonnés ou exilés, Kabakov a souvent dit s'être plié en surface aux règles du système. Dans ses Russian Series, ses dessins déplacent les détails significatifs hors du centre, optant pour le détour et l'allusion. Il prit un tournant plus conceptuel à partir des années 1970. Sous l'influence des structuralistes venus de l'Occident qui témoignaient de leur sympathie pour l'idéologie soviétique, les artistes dissidents et les intellectuels se posèrent en observateurs presque neutres des systèmes qui s'affrontaient, marxisme contre capitalisme.

‘Ilya Kabakov, qui se qualifie lui-même d'artiste soviétique, dévie du parcours réaliste socialiste imposé aux sens, recréant dans ses installations totales les effets psychologiques d'une lutte incessante avec l'idéologie, et se fait narrateur des déviances et des dégénérescences qu'elle a pu engendrer sur ses sujets. Il synthétise les répercussions de cette aspiration à l'idéal sur l'Homo Sovieticus à travers la représentation des appartements communautaires, les kommunalki’, raconte Alice Cazaux dans Ilya Kabakov, ou le récit de vies communautaires (2013). Le Musée Maillol de Dina Vierny (née Dina Aïbinder le 12 janvier 1919 à Kichinev) a ainsi exposé sa Cuisine, toute en ustensiles suspendus et insultes entre voisins griffonnées sur de petits papiers volants, en 2014. 

La nouvelle de sa disparition a été un choc. Avec Ilya Kabakov, disparaît l'ère des artistes capables de créer non seulement des œuvres, mais des univers artistiques, des mondes enracinés dans le passé, basés sur le présent et ouverts sur le futur’, nous confie Olga Sviblova depuis Moscou, celle qui l'a défendu avec ardeur pour son Monumenta au Grand Palais en 2014. 

‘En 1983, un ami m'a emmenée dans l'atelier légendaire d'Ilya Kabakov au Boulevard Sretensky, ancien centre d'attraction de la vie artistique de l'underground et du conceptualisme de Moscou dans les années 1970 et 1980. Ilya m'a montré d'abord des albums et ensuite des œuvres de sa célèbre série Communal Kitchen’, se souvient-elle aujourd'hui. (...)

‘Même alors, dans ce qui me semblait être énorme, mais n'était en fait qu'un petit atelier dans le grenier de la célèbre maison ‘Russie’, il y avait un univers. Il donnait un langage-description non seulement de la réalité soviétique, mais aussi de la civilisation humaine en général, des bases archétypales de l'existence humaine. Le modèle de la cuisine communale, bien sûr, décrivait un phénomène qui n'était inhérent qu'à l'Union Soviétique, mais c'était aussi un modèle de ce qui se passait dans l'âme de chaque personne’, explique celle qui fut plusieurs fois directrice artistique du Pavillon russe à la Biennale de Venise.

 La littérature russe et le désir aigu de transmettre la réalité qui l'entourait étaient les principales sources de l'œuvre de Kabakov.  ‘Cette réalité était en contradiction flagrante avec les canons du réalisme socialiste enseignés dans les écoles et instituts d'art soviétiques. Le réalisme socialiste supposait une représentation du monde tel qu'il devrait être, basée sur la doctrine communiste, et Kabakov voulait transmettre la vie telle qu'elle était. En conséquence, des fragments très spécifiques de la réalité se sont transformés par lui en métaphores artistiques globales’, explique l'historienne de l'art. (...)
 
‘Le monde d'Ilya Kabakov est ironique et romantique à la fois’, conclut-elle. ‘Il y a beaucoup de mouches et beaucoup d'anges dans son univers artistique. Les deux volent en parallèle, pas trop au-dessus de la terre, avec une pulsation incroyablement tendue entre eux. Ainsi dans la vie de chacun de nous les mondes du terrestre et du supérieur sont corrélés. En 1983, Ilya Kabakov a écrit le texte Tout le monde ne sera pris vers l'avenir Plus tard, lui et Emilia Kabakova, son épouse, co-auteur et associé, réaliseront l'installation du même nom. Ilya Kabakov a été pris dans l'avenir encore vivant. Que la terre lui soit son légère.’
Atmospheric image Atmospheric image
Atmospheric image Atmospheric image
Atmospheric image Atmospheric image