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Edward Enninful, when the eye of "British Vogue" looks at Mapplethorpe Vogue's first black editor-in-chief curates an exhibition of the American photo icon in Paris

25 March 2024
Paris Marais

Par Valérie Duponchelle 

Le premier rédacteur en chef noir du magazine anglais est le commissaire d'une exposition à Paris autour de l'icône américaine de la photo. Rencontre avec un passionné de mode et de culture, apôtre de l'inclusion.

ENTRETIEN EXCLUSIF Edward Enninful est une sorte de Statue du Commandeur, large, massif, tout habillé de noir et de laine avec ce chic anglais qui n'est pas rigide. À la fois volubile et délicat, il rit haut et fort comme un acteur de Shakespeare. Après une entrée fulgurante dans l'industrie de la mode et sa presse hyperconnectée, ce Ghanéen est devenu le premier rédacteur en chef noir du British Vogue en 2017. Il a mis l'inclusion en action et imposé sa vision très ouverte de la mode dans un monde de normes et de snobisme blanc.

Après avoir quitté ses fonctions de rédacteur en chef du British Vogue en février 2024 (le numéro spécial déjà un collector), il est désormais «global creative and cultural advisor of Vogue» (conseiller créatif global de Vogue), au sein du groupe Condé Nast. Il est le commissaire d'une exposition « Mapplethorpe » à la Galerie Thaddaeus Ropac à Paris (dans le Marais) où les images vont par deux, comme dans le chemin de fer d'un journal.

LE FIGARO. - Qu'avez-vous en commun avec Mapplethorpe ? Il est mort en 1989, vous êtes né en 1972, vous êtes donc trop jeune pour l'avoir rencontré...

Edward ENNINFUL. - Je suis dans le monde de la mode depuis ma jeunesse. Depuis mes 16 ans, lorsque le styliste Simon Foxton, directeur de la rédaction du magazine i-D, m'a repéré dans un train puis m'a appelé pour me demander de poser comme mannequin. Dans ma courte carrière de modèle, j'ai vu comment les autres stylistes travaillaient avec leurs assistants, hurlant sur eux et leur reprochant leur sélection insuffisante de vêtements. Simon Foxton était un perfectionniste, mais restait toujours l'Anglais aux belles manières. J'ai appris avec lui à aiguiser mon œil et à éviter les erreurs.

À 17 ans, je suis devenu son assistant et nous avons fait ensemble des scrapbooks, ces albums qui mêlent idées et photos. C'est la première fois que j'ai vu des photos de Mapplethorpe. Il venait de sortir son ouvrage The Black Book (1986) qui a suscité énormément de polémique par son étude du corps noir, ses nus et sa sexualité théâtralisée. Mais j'étais complètement innocent et j'ai juste pensé : « Mon Dieu, ils me ressemblent ! ». Je n'avais jamais vu d'hommes noirs ainsi photographiés, ainsi magnifiés. Je n'étais pas encore gay à l'époque, j'étais un printemps tardif.

Ce que j'ai en commun avec Mapplethorpe aujourd'hui, c'est une volonté de réunir par la mode des gens qui n'y sont jamais invités. Du fait de leur âge, de leurs races, de leurs formes ou de leur bagage social. J'aime sa façon de choisir des sujets dans la rue ou dans les clubs, de les voir quand personne ne les regarde, de décider qui mérite un portrait et comment. De ne pas laisser l'art du portrait à la haute société. Je pense que nous sommes disruptifs tous les deux, chacun à notre manière.

Que pensez-vous du langage du corps noir qu'il a mis en avant ?

Beaucoup de choses ont été écrites sur Mapplethorpe et son obsession du corps noir. Je l'ai découvert dans son Black Book sans faire de hiérarchie entre les images, en me fiant juste à mon instinct. Je ne savais rien de l'objectivation, cette transformation du corps noir en objet sexué qui fait désormais débat. En fait, il faudrait en parler aujourd'hui à propos de tous : l'objectivation du corps féminin, l'objectivation de ce qui est autre. Certaines images du Black Book trouvent un écho en moi.

Tout comme les photos iconiques de Mapplethorpe, ses fleurs, ses portraits de stars comme Patti Smith, rockeuse que je vénérais, tout jeune, sans savoir qu'elle était alors sa compagne et son amante. Depuis, j'ai lu son livre de mémoires, Just Kids (2010), il m'a bouleversé. J'ai donc fait très attention en accrochant leurs portraits respectifs dans l'exposition chez Thaddaeus Ropac. Sa féminité, son petit format de Tanagra, sa fragilité derrière sa force, sa bravoure, à elle, la rock star et la poète. Sa puissance masculine, son audace, son imaginaire, sa virtuosité, à lui, le photographe. (...) 

Cette liberté revendiquée de distinguer une autre sorte de beauté vous vient-elle de votre pays natal ?

En grandissant au Ghana, je ne savais pas qu'une femme voluptueuse n'était pas la norme. J'étais entouré de femmes rondes et belles, qui étaient fortes, vibrantes, qui parlaient fort. Ma mère était une de ces femmes plantureuses à la présence instantanée, énorme. En 1985, un coup d'État a détrôné le président Ignatius Kutu Acheampong, nous avons dû partir. Quand je suis arrivé en Europe, tout ce que j'ai vu alors m'a paru excentrique. Même ma première maison à Londres, l'appartement familial de trois pièces à Vauxhall, m'a paru une expérience excitante.

J'en ai gardé la conviction que toutes les beautés existent, que toutes les femmes ont leur identité, leur caractère. J'ai donc aussitôt adoré l'actrice Judi Dench, que j'ai rencontrée pendant le confinement, elle avait 85 ans ! J'aime son énergie rayonnante, ses yeux bleus. Elle m'a raconté que, à 60 ans, on lui conseillait, en tant qu'actrice, de rester chez elle. Et la voilà à 85 ans, au pic de sa carrière, iconique au-delà de toute espérance. L'âge est une belle chose. Je l'ai mise en couverture du British Vogue en mai 2020. Je n'ai pas disserté sans fin sur l'inclusivité, je l'ai fait, bien sûr à travers l'objectif de Vogue. Je ne crois pas aux mots, je crois en l'action ! Pour moi, tout le monde est le bienvenu devant l'objectif. Et c'est quelque chose qui me vient tout droit de mon enfance.

 

« Robert Mapplethorpe, curated by Edward Enninful », jusqu'au 6 avril à la Galerie Thaddaeus Ropac (Paris 3e). À lire : « A Visible Man, The First Black Editor in British «Vogue»'s History », première publication septembre 2022, Bloomsbury (14,50 euros).

 
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