Antony Gormley: 'My sculptures are a radical response to Rodin' Valérie Duponchelle interviews the artist about the exhibition 'Critical Mass' in Paris
GRAND ENTRETIEN - Le sculpteur britannique est l’invité du Musée Rodin, à Paris. Rencontre avec un incontournable érudit et penseur.
By Valérie Duponchelle
Antony Gormley, né en 1950 à Londres d’un père irlandais et d’une mère allemande, est une légende de l’art «made in Britannia». Et un homme déterminé, un mélange de fantaisie oratoire et de rigueur scientifique, d’attitude «cool» qui fait tout le charme de l’île et de perfectionnisme intransigeant. Il a tout conçu de son univers, jusqu’à son studio spectaculaire de Londres réalisé par l’architecte David Chipperfield, derrière King’s Cross et Granary Square, le nouveau point de ralliement de la jeunesse dorée londonienne. Blanc et sobre, son bureau d’érudit et d’esthète est au sommet de ce petit monde de béton et d’acier où travaille une trentaine de jeunes assistants (trente autres travaillent dans une fonderie à Hexham, au nord de l’Angleterre). Il leur parle doucement, mais il est obéi à la seconde.
Pour son incroyable rétrospective à la Royal Academy of Arts de Londres en 2019, il a mis quatre ans «juste pour préparer le bâtiment. Soit installer le cercle porteur des deux suspensions sous le dôme, une ingénierie énorme et un mois d’essais pour arriver à supporter 47 tonnes de sculpture!».
Les points forts de cette rétrospective de quarante-cinq ans de carrière incluaient Clearing VII, un «dessin dans l’espace» immersif réalisé à partir de kilomètres de métal flexible et enroulé, et Lost Horizon I, 24 figures en fonte grandeur nature placées dans différentes orientations sur les murs, le sol et le plafond.
Son alphabet, qui a culminé avec The Angel of the North, édifié à Gateshead, dans le nord-est de l’Angleterre, en 1998 (20 m de haut, 54 m d’envergure, 208 tonnes d’acier). Son exposition à l’hiver 2008 au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne (MAMC+) fut sa première exposition muséale importante en France. On l’a vu souvent chez son galeriste Thaddaeus Ropac, à Paris comme à Pantin. Il est cette fois l’artiste invité au Musée Rodin, à Paris, sanctuaire de la sculpture. Svelte comme le cycliste qu’il est, il s’est faufilé presque subrepticement chez Rodin, le maître.
LE FIGARO. - Comment avez-vous abordé le Musée Rodin?
Antony GORMLEY. - Rien de titanesque comme à la Royal Academy! J’interviens de manière très précise et dosée, je parlerais d’acupuncture. Un petit contrepoint à la formidable énergie de Rodin. L’idée est aussi de revitaliser le Musée Rodin dans l’hôtel Biron. Je n’ai mis là que cinq de mes sculptures. Pour moi, la lumière qui tombe sur un objet est aussi importante que sa structure même, elle vient frapper des corps de bronze et de plâtre qui n’ont parfois pas de peau.
Dans la chapelle réservée aux expositions temporaires, je montre seulement quarante-huit figures de mon ensemble «Critical Mass», qui en compte soixante, et qui incarnent différentes positions du corps. Douze autres vous accueillent dans la cour du Musée Rodin, en dessinant une ligne, partent des marches de l’hôtel Biron, traversent l’espace en gravier et se dirigent vers les arbres et La Porte de l’Enfer, sculpture que Rodin, après avoir espéré la présenter à l’Exposition universelle de 1889, laissa de côté à la fin des années 1880. Sa fonte date de 1917, grâce à Léonce Bénédite, premier conservateur du Musée Rodin. Ces mêmes douze figures sont suspendues dans la chapelle et jouent sur l’idée de redondance.
Avez-vous un lien particulier avec Rodin?
Vous ne pouvez pas être un sculpteur, aujourd’hui, qui travaille sur le corps, et ne pas avoir quelque chose à voir avec Rodin! Le fait de mettre, en travers de la cour, une ligne de ces figures pleines, dont chaque position est différente et dit quelque chose de différent, contredit d’emblée la formalité du lieu. C’est bien sûr une référence au darwinisme et aux principes de l’évolution. On commence avec quelqu’un qui est complètement recroquevillé et qui regarde la terre. On finit avec un homme qui se redresse et regarde le ciel. Ce sont des pièces anciennes qui datent de 1995, des pièces uniques de ma collection personnelle, elles sont importantes pour moi.
Par leurs positions basiques, elles parlent du corps comme d’un endroit, pas comme d’un protagoniste. Le réceptacle dans lequel existe la conscience. Je ne donne pas de message, je ne raconte pas une histoire. Je dis simplement: voici ce qui nous abrite, toutes nos expériences. Je pose juste la question… Qu’est-ce qu’un corps? Comment est-il? J’enregistre juste l’endroit où nous vivons tous. À l’opposé de Rodin, de son intérêt pour la sexualité, de son obsession, à la fin de la vie, pour le potentiel générateur du corps féminin. Pour moi, tous les corps ont ce potentiel.
N’est-ce pas aussi une série d’autoportraits, une affirmation de soi, car c’est votre corps qui a été moulé?
Je pense que mon corps est un exemple de la condition humaine, commune à tous. Cela n’a d’importance que dans le sens où ces sculptures traduisent tous les états que j’ai traversés, vécus, expérimentés. Ce n’est pas juste une vision de l’homme. J’ai cassé le principe de l’artiste et de son modèle qui a perduré dans l’histoire de l’art. J’ai supprimé cette distance. Je voulais ressentir cet état, être au cœur des choses, rétablir la primauté de la toute première expérience.
Quel intérêt de me servir de mon corps comme sujet? Ce sont des sculptures qui viennent de l’intérieur, qui ne sont pas façonnées ni manipulées depuis l’extérieur. Je sais ce que l’on ressent, j’ai été là. C’est ma réponse radicale à Rodin. Il incarne la fin d’une longue tradition dans la fabrication de statues idéalisant la condition humaine. Et il est aussi le premier artiste à s’être intéressé à la répétition et à la production de masse, à libérer le potentiel même d’une sculpture, même sans bras, même sans tête. (...)