Robert Longo: The Alchemist Review by Éric Troncy
Tel un alchimiste, Robert Longo puise sa matière première dans les œuvres d’autres artistes, qu’il métamorphose pour en donner sa propre lecture, souvent noir et blanc et en grand format. Ses récents travaux au fusain sont actuellement exposés à la galerie Thaddaeus Ropac à Paris.
By Éric Troncy
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Longo a intitulé sa nouvelle exposition parisienne The New Beyond, et emprunte ce titre à Michel Tapié, un critique d’art français du milieu du siècle dernier. Dans l’essai Un art autre qu’il publia en 1952, il identifie une nouvelle génération d’artistes européens, tel Jean Dubuffet, en laquelle il décèle “quelque chose de tellement extraordinaire, chargé d’une magie tellement stupéfiante, tellement inutile par rapport aux conceptions sordides du quotidien et en même temps tellement irréductiblement nécessaire pour ceux qui veulent, au jour le jour". Cette exposition célèbre manifestement quelque chose de l’art historique plutôt que de l’art du passé. “Quand j’étais au lycée, j’aimais surtout le sport, le rock’n’roll et les filles. Je fumais beaucoup de cannabis et prenais beaucoup de LSD, et j’ai fini par abandonner." II se serait bien vu surfeur ou musicien, s’intéressa finalement à la restauration d’œuvres d’art puis en vint à la conclusion suivante : “II y avait assez de vieilles croûtes. J’avais envie de produire mon propre truc.” Son “propre truc" prend ici la forme de “reprises” de tableaux historiques : une stratégie qu’il a débutée en 2014 et à laquelle il revient. Pour répondre au désir de Sturtevant, qui était d'une parfaite intransigeance quant au vocabulaire employé pour qualifier sa pratique, refusant le terme de “copie” et parlant plus volontiers de “répliques”, on pourrait choisir, pour qualifier celle de Robert Longo, le terme de “traduction”. Ce sont, en effet, des “traductions” de peintures dans un autre langage, celui du fusain, avec pour conséquence la traduction, aussi, de ces œuvres en noir et blanc, qui s’apparente ici à un retour aux sources. “Les premiers livres qui parlent de l'expressionnisme abstrait étaient en noir et blanc, donc quand j’ai vu pour la première fois des toiles issues de l'expressionnisme abstrait, elles étaient noir et blanc. Et dans la photo noir et blanc, le rouge sombre comme le bleu sombre auront tous les deux l’air d’être du noir”, dit-il.
“Dans les années 80, je réalisais beaucoup de films et de performances, et j’ai fini par faire des films de cinéma. À un moment, je me suis trouvé à court d’argent, et j’ai alors pris conscience que le dessin avait toujours été la chose qui comptait vraiment pour moi, et que c’était un médium commun à tous les beaux-arts. C’était cette sorte de médium bâtard stocké dans les réserves des musées. II y avait donc là quelque chose que je pouvais vraiment explorer et m’approprier et avec quoi je pouvais faire des œuvres capables de rivaliser avec l’expressionnisme abstrait et, en utilisant du verre, les métamorphoser en objets solides qui aient du poids. Ils ont aussi une dimension sculpturale - lorsqu’un dessin atteint un certain point, je le sculpte alors avec des gommes." II a tout d’abord utilisé le crayon graphite, dès la fin des années 70, puis il a rapidement choisi le fusain. “Cela m’impressionne que le fusain soit l’un des médiums les plus archaïques de l'histoire, celui des peintures rupestres, un médium vieux de 30 000 ans. J’aime savoir que je dessine avec de la poussière, de la poudre, et des matières brûlées. La première fois que j'ai travaillé avec, j'ai vraiment détesté. J'ai trouvé que c’était effroyablement imprécis." Ses “traductions” sont toujours plus grandes que les originaux (à l’exception de sa version de Guernica de Pablo Picasso, 156,2 cm plus petite que l’original - 6,20 m quand même !), et Robert Longo affirme en plaisantant : “Je suis américain, si c'est grand, c'est bien.” Puis, plus sérieusement, il exprime une réflexion curieuse vis-à-vis du succès : “Je vais faire une pièce d’une taille vraiment gigantesque et voir si quelqu’un en a réellement envie, car vous finissez par devenir amer et vous voulez tester la sincérité de l’amour qu’on vous porte." La taille de ses tableaux et leur palette noir et blanc donnent toujours aux expositions de Robert Longo un aspect franchement théâtral qui tient le spectateur à distance, mais le velouté du fusain et, pour tout dire, l’incongruité du projet établissent avec lui des relations plus complexes et intimes. Lorsqu’il reproduit méticuleusement une toile de Jackson Pollock ou de Joan Mitchell, et la touche spécifique de ces artistes, il n’est plus question du geste de l’artiste qui projette les couleurs sur la toile, et il n’est plus vraiment question de couleur puisque le tableau est en noir et blanc. Le chef-d'œuvre originel semble comme radiographié et l’une des anciennes séries de Longo (Hungry Ghosts) est justement faite à partir de reprises d’images aux rayons X de tableaux célèbres de Manet, Rembrandt ou Léonard de Vinci. Ce qui s’impose à nous c'est la démesure de ce projet (qu’il faille à peu près six mois et l’aide de plusieurs assistants pour achever une de ces œuvres n’est que l’un des termes de l’équation) et la manière dont il s’articule avec les autres projets de Longo. II dit qu’il fait des œuvres avec de la poussière (le fusain) et produit des “images très agressives à partir de matériaux fragiles". Les sujets de ses séries sont eux aussi très contrastés : des revolvers, des vagues de tsunami, des requins la gueule ouverte, des explosions atomiques, des lieux de pouvoir (le Capitole)... et tournent toujours autour des notions d’autorité et de rébellion, d’ordre et de chaos. La première de ces séries, chronologiquement, est restée la plus célèbre, à son grand désespoir. Intitulée Men in the Cities (1979-1981), elle semble avoir laissé une empreinte indélébile, y compris chez les aficionados de la mode qui l’ont beaucoup pillée. “Dans mon corpus d’œuvres, la série Men in the Cities occupe les années 1979 à 1981, mais cela a été la malédiction fondamentale de mon existence. Depuis lors, je n’ai cessé de tâcher d'y échapper. Certains ont cette chance de créer un archétype au cours de leur vie. Le problème, c’est que cela va aussi devenir la chose qu'ils auront à fuir pour le restant de leurs jours. Vous voyez, aujourd’hui les gens continuent à dire : ‘Ah, vous êtes l’artiste qui a représenté ces yuppies en train de danser.’” En l’occurrence, ce n’étaient pas des yuppies (“C'étaient initialement des mecs punk rock, ils portaient toujours des cravates étroites") et ils ne dansaient pas. En vérité, ils esquivent des objets que Longo lance sur eux tout en les photographiant sur le toit de son immeuble, afin de préparer les études de poses de ses personnages qu’il souhaite “sculpturaux”, et ce sont ses amis proches qui s’y collent : Cindy Sherman, Gretchen Bender... Avec un mélange d’amusement et de stupéfaction, Longo raconte : “II y a quelques années, j’étais à une exposition du Metropolitan Museum et trois de mes dessins étaient suspendus dans le grand hall. Ces dessins sont vieux de 30 ans, et le fils de ma petite amie m'a demandé si j’avais été inspiré par les visuels des publicités pour t’iPod." Des publicités pourtant apparues vingtcinq ans après ces dessins... ce qui ne fait que confirmer que les Men in the Cities ont exprimé, transcendé peut-être, quelque chose de leur époque. Longo en est convaincu : 'En tant qu’artistes, nous sommes des reporters. Notre métier est de témoigner à quoi cela ressemble d'être vivant à cet instant. Nous sommes l’une des quelques rares professions au monde qui peuvent encore essayer de dire la vérité." "