Image: Anselm Kiefer :
Anselm Kiefer devant l'une de ses toiles lors d'une exposition à Londres en novembre 2019. - © Stephen Chung/LNP/REX/SIPA
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Anselm Kiefer : "Je pense que les être humains ont un défaut de fabrication" Alain Elkann interviewed the German artist in Paris

3 March 2022
巴黎庞坦

Interview: Alain Elkann

Après son exposition au Grand Palais Ephémère, l'artiste allemand  présente dix huit nouvelles toiles grand format chez Thaddaeus Ropac à Pantin. Il nous reçoit dans son atelier de Croissy-Beaubourg, en région parisienne.

Avez-vous besoin de grands espaces pour travailler ?

Oui, ça m'est indispensable. Mes tableaux ne sont jamais terminés, ils restent tous avec moi. J'ai besoin d'espace pour mes tableaux en attente.

Nous nous trouvons dans une salle où sont entreposées des toiles de très grande taille. Sont-elles inachevées ?

Je les laisse ici pendant deux ou trois ans, pour voir si elles ont atteint le stade où je pourrai les exposer.

Pourquoi avez-vous choisi de consacrer votre exposition au Grand Palais Ephémère à Paul Celan ?

Je suis obsédé par Paul Celan depuis soixante ans. La première fois que j'ai été confronté à son oeuvre, c'était au lycée, avec Fugue de mort. C'est un poème qu'on peut apprendre l'école, mais les textes écrits plus tardivement par Celan sont extrêmement abstraits et difficiles à interpréter. Pour l'exposition, j'ai essayé d'exprimer les idées qui me viennent quand je les entends ou les lis.

Celan était un juif roumain de Czernowitz, il a beaucoup souffert pendant la Seconde Guerre mondiale. Qu'est-ce qui le distingue à ce point ?

Sa maîtrise du langage. Il connaissait plusieurs langues : le russe, le roumain, le yiddish, l'hébreu, l'allemand, le français, l'italien. Il a même fait des traductions de l'anglais vers l'allemand.

Vous avez grandi dans une Allemagne détruite...

Oui, je suis né en mars 1945 à Donaueschingen, dans le sous-sol de l'hôpital. Des bombes sont tombées sur un aiguillage ferroviaire juste à côté de notre maison.

Y avait-il une culpabilité latente dans l'air ?

Au début, il n'y avait pas le moindre sentiment de culpabilité apparente. Pas du tout. Vous imaginez ?

Ni de vos parents ni de leurs amis ?

Non. Ce qui était difficile pour moi, c'était l'atmosphère très autoritaire, mais ils ne parlaient pas de ce traumatisme, ils n'abordaient jamais la question. Mon père était officier, capitaine, et la Wehrmacht était intouchable à ses yeux. Je sais qu'il n'a pas participé directement au massacre. C'était le cas de la majorité des soldats, cependant on sait aujourd'hui que beaucoup d'entre eux étaient impliqués. Je n'avais pas du tout d'informations. Je ne savais pas ce qui s'était passé. À l'école, on étudiait seulement deux semaines le nazisme, tandis qu'on restait trois semaines sur Alexandre le Grand.

Vous avez su très tôt que vous vouliez devenir artiste ?

Quand j'étais petit, je voulais être pape. À l'époque, seuls les Italiens pouvaient devenir pape. Au début de l'âge adulte, j'ai envisagé une carrière d'écrivain, mais on ne peut pas à la fois écrire et peindre. Je savais que je deviendrais artiste.

Les livres et la littérature tiennent une grande place dans votre oeuvre.

À une certaine période de ma vie, j'ai hésité : est-ce que je voulais être écrivain ou peintre ? J'ai remporté des petits succès avec mes écrits. J'ai obtenu un premier prix avec un journal que j'avais rédigé à 17 ans, ça m'a donné la possibilité de voyager pendant sept semaines aux Pays-Bas, en Belgique et en France. Comme j'avais des encouragements, j'étais tenté de poursuivre.

Vous peigniez déjà l'époque ?

Oui, tout le temps. Mais après le lycée, j'ai étudié le droit constitutionnel à l'université de Friburg. Je pensais n'avoir pas besoin d'école d'art. C'était assez complexe, je travaillais dans une grande solitude.

Mais au bout d'un moment, vous vous êtes décidé à vous inscrire en école d'art ?

Oui, à ce moment-là je me suis dit : en fait, tu as besoin d'une école d'art, car tu dois montrer tes travaux à des collègues, en parler avec d'autres. Je pensais pouvoir travailler tout seul dans mon coin, sans personne, mais ça n'a pas fonctionné.

Ça peut vous prendre des années pour finir un tableau. Quand une toile est-elle terminée ?

J'ai des toiles des années 1970 sur lesquelles je travaille encore. Je ne crois pas qu'une oeuvre soit jamais terminée, elle est en état de flux, en mouvement. Le Chef-d'oeuvre inconnu de Balzac est un livre très important, qui montre qu'une toile n'est jamais achevée.

Comment vous vient l'idée d'un tableau ?

Ça dépend. En général, il faut qu'il y ait un choc, suscité par un paysage, un poème ou encore de la musique. Ce choc me met en ébullition et me pousse à travailler.

Quel genre de musique vous touche de la sorte ?

J'ai été secoué par Wagner quand j'avais 14 ou 15 ans. J'ai écouté Lohengrin à la radio avec ma mère. Dans cet opéra, il y a un personnage mystérieux qui vient d'ailleurs, et personne ne doit lui demander d'où. Quand sa femme lui pose la question, tout est fini.

Vous avez beaucoup d'imagination ?

Je ne dirais pas que j'ai de l'imagination. Je suis imprégné par toutes les choses qui me traversent, j'en suis affecté.

Comment transformez-vous une chose immatérielle comme la musique en une oeuvre matérielle et visuelle ?

Je ne sais pas. Quand j'écoute de la musique en travaillant, il se passe quelque chose qu'il m'est impossible d'analyser. J'ai la sensation d'un flux d'éléments qui crée quelque chose en moi.

Diriez-vous que votre oeuvre dénonce ce qui s'est produit dans votre pays ?

Je veux savoir qui je suis, d'abord, et ensuite ce que j'aurais fait dans la même situation.

Vous posez des questions à la génération de vos parents ?

Non, je me pose des questions à moi-même. Je n'ai jamais parlé avec mon père de ce qui s'est passé.

En Allemagne, à vos débuts, certaines de vos oeuvres ont été mal reçues ?

En 1975, Interfunktionen, un journal de Cologne, a publié des photos de mon action Besetzungen (Occupations), une performance que j'avais effectuée six ans plus tôt. Certains lecteurs ont mal interprété ces photos, on m'a pris pour un néo-fasciste.

Pourquoi ?

Parce que je faisais un salut nazi par provocation. J'ai rencontré Joseph Beuys en 1971. Je lui ai montré mon travail et il a été le premier à comprendre mon intention. Il m'a immédiatement pris en sympathie. Je lui ai dit : « Les Allemands ne m'aiment pas. Ils me prennent pour un néo-nazi. » Il s'est écrié : « C'est ridicule ! Vous ressemblez plutôt à Charlie Chaplin. » Beuys avait fait la guerre.

En 1992, vous vous êtes installé en France, où vous avez acheté une propriété près de Barjac, dans le Gard. Vous y avez construit de nombreuses installations et creusé un vaste réseau de tunnels. Pourquoi creusiez-vous ?

Pour retourner en Allemagne. Mon idée, c'était de faire de l'art conceptuel avec ces tunnels et ces ponts. On retrouve cette idée dans le livre Underground Railroad, de Colson Whitehead, qui est très impressionnant.

Est-ce que votre oeuvre change avec le temps, selon les périodes ?

Pas que je sache. Je continue et je pars toujours du même élan. J'ai encore besoin d'un choc qui m'oblige à faire quelque chose, les conditions ne changent pas.

Êtes-vous un néo-expressionniste ?

J'espère que je ne suis pas qu'un simple expressionniste, parce qu'être expressionniste, c'est faire les choses spontanément, de façon directe, sans trop réfléchir. Je réfléchis tout le temps. Je suis impulsif, mais ça ne se voit pas dans le résultat.

Pourquoi peignez-vous souvent des paysages détruits ?

Je ne peux pas voir un paysage sans voir la guerre, le paysage est souvent imprégné des traces des batailles qui s'y sont livrées.

Peut-on dire que votre oeuvre est une mise en accusation de l'humanité ?

Je pense que les êtres humains ont un défaut de fabrication. Il y a forcément quelque chose qui cloche, vu que nos conflits se perpétuent indéfiniment.

Vous intégrez souvent des mots et des écrits aux images que vous créez...

Oui, mais mes toiles ne se bornent jamais à une image unique, elles contiennent plusieurs couches d'images qui se superposent. Sur chaque tableau, certaines zones laissent voir le processus. Ça se rapproche beaucoup du forage scientifique, on extrait plusieurs strates géologiques qui se sont recouvertes au fil des siècles.

J'ai sous mes yeux un paysage avec de très nombreuses couches, différents matériaux... Comment convient-il de regarder vos tableaux ?

C'est un amalgame de différents éléments. Ce que vous voyez dans le bas de la toile, c'est un paysage d'hiver. La petite maison, au centre, c'est la hutte de Heidegger. Ça fait une idée. Dans la partie supérieure, ce qui ressemble au ciel à première vue est en fait un paysage désertique inversé. C'est un tableau du désert. Mes toiles sont toujours morcelées.

Quand vous faites des expositions, vous vous occupez du placement des oeuvres dans l'espace ?

Oui, c'est très important. On peut détruire un tableau si on place sans réfléchir des oeuvres d'artistes différents côte à côte. Une oeuvre peut en détruire une autre. Il faut y prendre garde.

Le fait d'exposer est une partie intégrante de votre pratique artistique ?

Quand j'expose une toile, je ne cesse pas pour autant de m'y intéresser. Je n'arrête jamais de suivre mes tableaux. Parfois, quand ils reviennent d'une exposition, même des années plus tard, je me remets à travailler dessus.

Y a-t-il des toiles que vous ne voulez pas vendre ?

Les oeuvres et installations de ma fondation à Barjac ne sont pas à vendre.

Vous êtes toujours mal vu dans votre pays ?

Il arrive encore que les critiques soient négatives.

Ça vous blesse ?

Non, ça serait de la nostalgie. Je ne suis plus en Allemagne.

Exposition « Hommage à un poète » d'Anselm Kiefer, jusqu'au 11 mai à la galerie Thaddaeus Ropac de Pantin.

Vue de l'exposition «Pour Paul Celan» au Grand Palais Ephémère, à Paris en décembre dernier. - © GEORGES PONCET POUR...

Vue de l'exposition «Pour Paul Celan» au Grand Palais Ephémère, à Paris en décembre dernier. - © GEORGES PONCET POUR LA RÉUNION DES MUSÉES NATIONAUX - GRAND PALAIS, 2021

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