Etait-ce pour une daube, un pot-au-feu ou un bœuf-mode ? La légende de l’image ne le dit pas. Mais Nature morte au bœuf, au Grand Palais, dans la première salle de la rétrospective du photographe américain Irving Penn, a tout pour être alléchante. Un morceau de poireau en équilibre sur une casserole en cuivre, un joli navet rose et blanc au premier plan, un oignon, une carotte, des grains de poivre dans le creux de la cuillère en bois, une pièce de bœuf rouge derrière : il n’y a là que des ingrédients crus, car les photographes le savent, il n’y a rien de moins visuel qu’un pot-au-feu mijoté. L’image date de 1943, en pleine Seconde Guerre mondiale, et Irving Penn vient d’être engagé par le directeur artistique (DA) du magazine Vogue, Alexander Liberman. Après avoir été formé par Alexey Brodovitch, autre DA mythique, au Harper’s Bazaar, Penn a été choisi pour imaginer les couvertures. Très vite, il réalise les photos lui-même, les photographes maison rechignant à exécuter ses idées. Il collaborera avec Vogue pendant près de soixante ans.
Né en 1917, mort en 2009, Irving Penn aurait célébré cette année son centenaire. L’exposition du Grand Palais, à Paris, se charge de cet anniversaire, avec 238 tirages, des magazines, des dessins et des appareils photo lui ayant appartenu. L’accrochage parisien est plus vaste que celui du Metropolitan Museum à New York, où la rétrospective a été précédemment montrée. Elle voyagera à Berlin, puis au Brésil.
Outre la rigueur des premières compositions, ce qui frappe, dans Nature morte au bœuf, c’est la présence d’une gravure de l’animal épinglée juste derrière les ingrédients de la recette. Image dans l’image, le photographe a placé un dessin de bœuf dans son cliché, comme pour rappeler l’inscription de sa technique dans l’histoire de l’art. Fût-elle une composition culinaire d’un plat du dimanche pour un magazine de mode, Nature morte au bœuf a des racines dans la peinture, semble nous dire Irving Penn. La mouche noire sur le citron jaune dans le compotier (Nature morte avec pastèque, 1947), toujours dans la première salle, évoque les vanités hollandaises. Au fil de sa longue carrière, Mister Penn, - c’est ainsi qu’on l’appelait - n’aura de cesse de pousser les limites, de libérer l’image de la page pour l’essayer aux murs, d’exiger le maximum pour donner à la photographie ses lettres de noblesse. Mais comment s’y est-il pris, alors même qu’il n’a jamais quitté la bulle étanche de son studio ?
Irving Penn paraît en effet avoir traversé le XXe siècle dans une capsule. Et l’exposition, longue galerie de tirages noir et blanc, appuie ce sentiment. Pour mettre en boîte natures mortes, séries mode et portraits des personnalités de l’époque, le photographe s’est retranché dans une cellule close, un cocon orienté nord, un bloc opératoire dans lequel il prélevait des morceaux du monde. Lors de ses voyages, il emportait un studio mobile, totalement démontable, visible à mi-parcours dans un petit film réalisé par sa femme, la mannequin Lisa Fonssagrives. L’appareil photo tenait, selon ses mots, du «Stradivarius et du scalpel». Alors que ses contemporains se précipitaient dans la rue pour inventer la street photography, Irving Penn a suivi le même protocole toute sa vie, en terrain neutre et confiné, selon un rituel presque ascétique. «En tant que photographe, le réalisme du monde réel est quelque chose de pratiquement insupportable pour moi. Il y a trop de douleur accidentelle dedans», disait-il.
La photographe Alexandra Catière, qui a été son assistante en 2005, se souvient : «Mister Penn arrivait tous les matins à la même heure. Dans le studio, il n’y avait pas de musique, l’atmosphère était calme, silencieuse, un peu monastique. Tout était fait dans le respect du travail. On servait toujours le café de la même façon, dans le même service. Lors des prises de vues, il prenait son temps, exigeant, et sculptait littéralement ses modèles. Pour ses lumières, il utilisait des moyens simples, en plus de la lumière naturelle. Son père avait été horloger et réparait des montres. Son attention aux détails vient sans doute de là.»
La rétrospective du Grand Palais traduit cette ambiance : rigueur, méticulosité, précision. Austérité, même. Dans les onze salles aux murs peints dans des dégradés de gris - souris, perlé, taupe, foncé -, la majorité des tirages sont noir et blanc. Même si Irving Penn photographiait en couleur pour les publications, il effectuait ses propres épreuves en noir et blanc, dans un labo attenant au studio. Selon un ordre chronologique, la plupart des images choisies ont été réalisées dans les années 40 et 50. Afin que le visiteur découvre vite les célèbres photographies de mode publiées dans Vogue, soit celles qui ont fait rayonner son style en silhouettes découpées, sa série péruvienne vient après dans le parcours. Elle est pourtant fondatrice.
Alors qu’il voyage pour le magazine, Irving Penn se rend seul dans la ville précolombienne de Cuzco, et, après avoir souffert du mal des montagnes, emprunte le studio d’un photographe local. Il paye les passants - qui en redemandent - pour défiler devant son objectif. Quelque 2 000 prises de vues plus tard, son regard est né : dépouillement, sujet central et fascination pour les matières. L’élégance des Péruviens des montagnes saute aux yeux : couches de jupes superposées sur cette femme, bermuda de toile sur ce jeune homme quechua, vendeur ambulant recouvert de gants et de chaussettes en laine, coiffé d’une pile de chapeaux. Le sol en terre cuite est taché. En arrière-plan, il y a une toile un peu lâche. Et l’idée d’un fond non uniforme couvert d’un enduit presque moucheté, semblable aux fresques craquelées de la peinture italienne, ne le quittera pas.
Au milieu de l’expo, le rideau de scène pommelé qui lui a servi pendant cinquante ans est déroulé. Trouvé à Paris, ce fond met en valeur les silhouettes féminines, fait ressortir le velouté de la peau douce d’Audrey Hepburn, détache les costumes des «Petits Métiers», une série qu’il entame lors de la semaine de la couture parisienne en 1950. N’est-il pas incroyable, ce vendeur de concombres au pantalon troué, torse nu avec un tatouage sur le poitrail et une cagette sous le bras ? Et ce vendeur de peaux de chamois ? Irving Penn regardait les étoffes sur les corps, aimait la poudre et le maquillage sur le visage des femmes.
Dans le portrait de Balthus, on regarde la blouse tachée nouée à la taille par une ficelle ; dans celui de Colette, on voit les rides et la chemise aux petits pois ; dans celui de Cocteau, l’assemblage détonnant d’une cravate zébrée, d’un gilet pied-de-poule et d’un costume prince de galles. C’était sa façon à lui de faire rentrer la peinture dans la photographie. Irving Penn était un peintre couture. On le comprend aussi dans ses saisissants portraits de 1947 : Alfred Hitchcock, Le Corbusier ou Salvador Dalí sont assis sur un vieux tissu comme s’ils surgissaient métaphoriquement d’une toile.
Ce qui se joue, au Grand Palais, c’est l’importance des tirages, objets d’artisanat multiples devenus objets d’art. La différence entre les épreuves à la gélatine d’argent et les tirages au platine auxquels il s’adonne dans les années 60 est montrée de façon didactique. Les premiers sont plus froids et les seconds donnent des images brunes, avec une palette chaude et des tonalités délicates. Obsédé par les tirages, Irving Penn restitue la dimension manuelle et unique de la photographie.
Dans Photography Within the Humanities (recueil de paroles de photographes d’Eugenia Parry Janis et Wendy MacNeil, 1977), il confiait : «L’appareil photo est une machine neuve, mais la photographie n’est rien d’autre que l’étape actuelle de l’histoire visuelle de l’humanité.» La citation se poursuit par : «Mais ce à quoi j’aspire en tant que photographe est de devenir quelqu’un qui va connecter le travail des photographes avec celui des peintres et des sculpteurs du passé.» On sent sa volonté appuyée de pousser dans les traces des maîtres et du classicisme, vers «quelque chose de l’homme de la Renaissance», écrivait Denis Roche dans l’Atelier du désir.
Mister Penn a encapsulé la tradition en perpétuant le modèle de l’atelier des peintres, en insufflant leur patine. Mais où sont les huîtres, les pinces de homard et les asperges congelées, régal de notre regard contemporain ? Et ses dessins trop vite abordés ? Il y aura sans doute de multiples façons d’inciser dans son œuvre, comme lui incisait le monde. Face aux mégots ramassés dans la rue, «les Cigarettes», série dézinguée par la critique dans les années 70, on comprend cependant comment de minuscules objets au rebut peuvent être à la fois sublimes et dégoûtants.