Pour sa deuxième exposition personnelle à la galerie Thaddaeus Ropac, Raqib Shaw présente des œuvres récentes toujours aussi imprégnées de sa verve ironique et jouissive qui témoignent de la grande cohérence et de la profondeur de sa démarche.
Depuis une dizaine d’années, le bestiaire luxuriant et outrageusement sensuel de Raqib Shaw ébranle le monde de l’art par son opulence, sa maîtrise et sa singulière capacité à synthétiser les regards sur l’histoire de la création. Né en 1974 à Calcutta, il poursuit ses études à Londres où il impose son univers grouillant de couleurs, de chimères, d’outrances et de références dans un corpus qui se lit comme une mythologie monstrueuse de tous les mondes. Car c’est là sans doute la force de cet artiste qui, fortement marqué par la figure de Jérôme Bosch, réunit en ses œuvres des fantasmes et fantaisies aussi subjectifs que nourris des imaginaires sociologiques et culturels. Avec une assurance tout anglo-saxonne (d’aucuns pourraient voir en lui un brillant émule des fameux Young British Artists qui ont agité la scène londonienne depuis le début des années 1990), Raqib Shaw expose ses fantasmagories et s’approprie l’histoire de l’art pour écrire un récit plein d’une mystique rationnelle, où les esprits sont autant d’émanations d’une peur religieuse du vide, comme en témoignaient alors deux séries marquantes présentées à la White Cube Gallery de Londres en 2009 et 2011, Absence of God et Paradise Lost.
Ce sont ainsi une dizaine de petites sculptures qui ouvrent l’exposition, mêlant des figures humaines et animales dans des chorégraphies outrées, oscillant à première vue entre danse expressive, sexualité exacerbée et combat impitoyable. Grotesques et grandiloquentes, ces sculptures empruntent la technique traditionnelle de la fonte à la cire perdue pour former des allégories d’une sexualité mythifiée et monstrueuse. Ces gladiateurs reprennent une figure populaire de l’imagerie gay, travailleur blanc musclé, short de jean et chaussures de chantier, étalage de virilité et d’ardeur. Mais loin des chevelures blondes et des visages burinés, tous ces corps sont surmontés d’une tête de chauve-souris. Les sexes eux, sont des mâchoires pourvues de dents acérées prêtes à déchiqueter les corps. En 2011, Raqib Shaw utilisait cette même chimère dans un combat épique contre un signe, qu’il baptisait, Narcissus. Une donnée qui offre une perspective délicieusement ironique à notre société de l’image et ses nouvelles luttes, les étalages sur la place publique d’intimités, où les Narcisse contemporains, tout comme les chimères de l’artiste, se déchirent autant qu’ils semblent s’accrocher les uns aux autres, marquant leurs corps de sceaux mystiques. Membres écorchés, chairs labourées, le sublime se révèle dans la souffrance, dans la résolution du paradoxe de l’émancipation et du partage.
Née d’un désir de s’émanciper du poids historique de la peinture à l’huile tout autant que de la nécessité pratique pour un artiste encore étudiant de se procurer une matière première moins onéreuse, la technique picturale de Raqib Shaw frappe par sa puissance d’invention, mêlant sans complexe des éléments décoratifs (coraux, plumes) à des laques industrielles dont la brillance est rehaussée par les effets de « cloisonné », chers à l’orfèvrerie orientale, qui surlignent les traits de gaufres d’or. Parmi les peintures présentées, certainement les travaux les plus marquants de l’artiste, on dénombre quatre auto-portraits de l’artiste directement inspirés de trois peintres de la Renaissance, Mocetto, Antonello de Messine et Harmen Steenwijck. À leur suite, Raqib Shaw compose de véritables saynètes envahies d’infinis éléments troubles venant contrecarrer tous les attendus. Les frontières explosent, de la Renaissance occidentale émergent des miniatures persanes, des spectres inquiétants aux accents asiatiques en passant par l’illustration contemporaine et ses problématiques (représentation du sujet peintre au cœur d’un univers métaphorique) pour s’achever en une commedia dell’arte d’un nouveau genre où faune et flore se mêlent aux chimères, squelettes, outils scientifiques, totems sexués et autres objets de consommation (bouteilles de champagnes)… Un paysage mental délirant et inquiétant qui s’empare des atours des fameux portraits d’artiste dans leur atelier pour composer un précipité explosif d’une culture qui se construit sur l’emprunt, la référence et la réactivation.
Au long de ces nouvelles œuvres, Raqib Shaw continue ainsi de déployer un art « pop » virtuose, maniériste, « glam », kitsch et outrancière où les imaginaires, invariablement marquants, s’inspirent de cultures aussi diverses que géographiquement éloignées, confrontant les imageries orientale et occidentale, les techniques traditionnelles des Beaux-Arts et de l’industrie, l’iconographie religieuse et la culture ouvertement érotique, la spiritualité (les fantômes) et la concrétude matérielle du corps choqué. Par son audace et son raffinement, Raqib Shaw se fait lien entre toutes ces contradictions autant qu’il élabore la synthèse des fantasmes intimes de l’homme à l’aune de sa représentation idéale à travers les âges.