INTERVIEW - Le Musée des beaux-arts de Dijon rouvre en célébrant le plus français des peintres chinois. Rencontre sur ses terres avec cet artiste bien décidé à vaincre.
Ming, de son surnom de peintre, est né en 1960 à Shanghaï, dans une famille ouvrière à la fin de la Révolution culturelle. Artiste défendu par deux ténors du marché, Thaddaeus Ropac et Massimo De Carlo, il est aujourd’hui le peintre à l’honneur du Musée des beaux-arts de Dijon, avec L’Homme qui pleure, vision sombre et personnelle. C’est à Dijon qu’il s’est installé. Il y a fait des rencontres décisives pour sa carrière: Xavier Douroux (disparu en 2017, il a son portrait posthume au musée) et Franck Gautherot, les fondateurs du Consortium, et Fabian Stech, docteur en philosophie et critique d’art. Rencontre avec un volontaire au look de Comanche, bien décidé à être vu et reconnu dans un monde contemporain qui oublie souvent les peintres.
LE FIGARO.- Quel regard portez-vous sur votre enfance?
Yan Pei-Ming.- J’ai passé près de vingt ans à Shanghaï. Mon enfance était heureuse, avec des parents aimants et en forme. C’était l’égalité de principe en Chine et les mêmes conditions matérielles pour tous. Tout le monde était habillé pareil, mangeait pareil, gagnait pareil. Après, cela dépendait de comment on gérait cette situation. Moi, c’était ma mère qui faisait tout. Pour moi, l’enfance fut le temps de l’innocence. Nous étions quatre enfants, je suis le deuxième et le premier fils. J’étais assez réservé, peu bavard en mandarin et en shanghaïen, et je le suis encore. J’étais sérieux, je savais que je voulais devenir un artiste. Le langage pictural remplaçait déjà pour moi la parole.
1980 marque le début de l’ouverture en Chine. Je suis un des premiers à être partis, avant Chen Zhen, Wang Du, Huang Yong Ping. J’avais fini le lycée à Shanghaï et, dans la tradition des étudiants chinois des années 1920, je voulais continuer mes études en France. Je suis arrivé fin août 1980 à Paris, je ne parlais pas un mot de français. Je ne connaissais personne, hormis l’oncle qui m’avait fait venir de Chine. Il habitait 99, rue Beaubourg. Donc, dès mon arrivée, je suis allé à Beaubourg, qui était tout neuf - il y avait encore un trou énorme devant -, j’y ai vu une installation de Nam June Paik (pionnier sud-coréen de l’art vidéo, 1932-2006, NDLR) et Parade, le rideau de scène de Picasso suspendu dans le Forum. Tous les dimanches, jours de gratuité, j’allais au Louvre, deux ou trois heures. J’aime me promener seul dans les musées et m’arrêter, appelé par un tableau qui m’intrigue. Géricault, La Joconde, la peinture italienne, David, Delacroix, Ingres… J’avais vu les images, encore en noir et blanc en Chine, je voulais voir ces tableaux, leurs couleurs, leurs touches. Je regardais tout, j’étais fasciné par ces morceaux de peinture, leur composition, l’exploit du peintre et l’illusion même du tableau. Je ne prenais ni notes ni croquis, tout était dans ma tête.
Pourquoi avoir pris racine à Dijon?
Je suis resté deux mois et demi à Paris, puis je suis allé à Dijon, où les Beaux-Arts m’avaient accepté. C’était le 20 novembre 1980. Le côté paisible et provincial de Dijon et sa richesse patrimoniale m’ont tout de suite plu. Je faisais les Beaux-Arts le jour, le soir je travaillais dans un restaurant chinois. Au début, je faisais la vaisselle, puis quand j’ai su quelques mots de français, j’ai fait le service. J’ai continué pendant dix ans, j’y ai appris la leçon des visages et la détente nécessaire à la communication. En même temps, j’ai créé un atelier collectif avec mes amis des Beaux-Arts. Je suis gourmand, j’aime le vin et le cigare. Je suis heureux d’habiter Dijon. Aujourd’hui, mon petit frère Pei-Qing gère mon second atelier d’Ivry. Être à l’écart de la grande ville me préserve. Un peintre a besoin de calme. Soulages à un atelier à Paris et un à Sète. En 1988, il est venu en voisin à mon vernissage de la Villa Saint-Clair, à Sète, j’y avais fait une grande fresque in situ, un Portrait imaginaire qui y est toujours.
Vous avez été pensionnaire à la Villa Médicis, à Rome, en 1993. Souvenirs?
J’y ai beaucoup travaillé pendant deux ans, j’y ai fait Les 108 Brigands, tiré d’un récit qui s’appelait Au bord de l’eau, un prétexte au portrait. La Villa Médicis est un lieu magique, hors du temps. Donc, il faut se mettre d’emblée au travail, sinon ce lieu peut vous conduire très vite au relâchement. Rome, c’est la beauté éternelle et absolue, les bons restaurants, on peut devenir un parfait dilettante en deux secondes. Moi, non. Je suis discipliné. J’avais droit à «un an, non renouvelable». Il ne fallait pas le gaspiller. J’ai visité Rome sérieusement, comme on étudie.
Pourquoi cet intérêt pour le portrait, souvent géant? L’héritage du réalisme socialiste chinois?
Non. Tous les jours, on se réveille devant le miroir. On voit le portrait. Choisir de peindre le portrait, c’est révéler l’identité de chaque individu. J’aime le regard, ce qu’il dit de l’époque. J’aime beaucoup les autoportraits de Rembrandt, ils sont magnifiques. J’aime aussi les autoportraits de Van Gogh. J’aime La Joconde pour son mystère total, malgré toutes les explications. À l’invitation du président du Louvre, Henri Loyrette, au printemps 2009, j’ai exposé Les Funérailles de Monna Lisa, salle Denon. Cette pièce qui devait faire l’objet d’une salle permanente dessinée par Jean Nouvel, est aujourd’hui dans les réserves du Louvre Abu Dhabi. En septembre, pour les 500 ans de Vinci, je reviendrai sur ce thème chez Massimo De Carlo, à Milan.
D’où viennent vos grands portraits rouges de Mao? Et ceux, aujourd’hui, d’Obama, de Trump ou de Poutine?
Dans les années 1920, tous les étudiants chinois en arts se devaient de venir à Paris. Dans les années 1950, tous allaient à Moscou. Il y avait une connexion entre le réalisme socialiste soviétique et les portraits officiels chinois. Il fallait savoir peindre pour faire une peinture de propagande, pas question de faire une caricature de Mao! Cette tradition m’a inspiré. Pour Barack Obama, Donald Trump, Bachar el-Assad ou Vladimir Poutine, j’ai choisi parmi des photos d’actualité, de préférence avec les yeux baissés. J’aime étudier mes sujets, puis peindre de longues séries.
Votre matériel de peintre est à la mesure de vos grands formats. D’où vient-il?
Quand j’étais aux Beaux-Arts, je suis allé au Musée Van Gogh d’Amsterdam. Quand j’ai vu sa touche, j’ai acheté une affiche et je l’ai étudiée. Combien de coups de pinceau pour obtenir ce tableau? Je voulais garder ce mouvement. J’ai compris que les pinceaux doivent être proportionnels au format. On ne peut pas construire une cathédrale avec un petit escabeau! Quand je suis arrivé en France, j’allais à Notre-Dame à l’heure des prières, j’étais entouré de tout ce sacré et, même si je ne suis pas croyant, j’y participais. Dans mon enfance, toute religion était interdite en Chine. Ma mère n’a été bouddhiste ouvertement qu’après la libéralisation du régime. Ma femme est catholique, mes enfants sont baptisés.
Pourquoi cette omniprésence du survivant, de la guerre, de la mort, du chaos dans vos grisailles?
Dès que l’on allume la télé, le drame surgit. Il fait l’ouverture du JT de 20 heures. C’est la loi de la vie, non? Le bonheur est difficile à exprimer, il fait une mauvaise histoire. Je viens de rentrer de Londres, j’ai vu la magnifique exposition Pierre Bonnard, que l’on présente toujours comme le peintre du bonheur, à la Tate Modern. Bonnard est surtout le coloriste par excellence qui magnifie le quotidien. Je suis plutôt le peintre de la valeur et de la lumière, un valoriste par excellence.
Vous avez été fait chevalier de la Légion d’honneur en 2009, officier des arts et des lettres en 2014. Que pensez-vous de ces honneurs?
C’est assez important, parce que je suis un immigré. C’est donc pour moi le symbole de l’intégration. J’ai été naturalisé français, très tôt, en 1990, juste dix ans après mon arrivée en France. On m’a dit pour les décorations: «Il ne faut jamais les demander, jamais les refuser, jamais les porter!» (rires).
Yan Pei-Ming, L’Homme qui pleure , jusqu’au 23 septembre au Musée des beaux-arts de Dijon, commissariat Franck Gautherot, directeur du Consortium Museum de Dijon, et David Liot, directeur des musées de Dijon