L’artiste franco-chinois, installé à Dijon depuis les années 1980, ouvre l’exposition inaugurale du musée (des beaux-arts) rénové et dialogue avec Courbet dans l’atelier du maître à Ornans.
Un essaim d’oiseaux, gris et blancs, dans un ciel violenté d’un bleu obscur. On entend leurs cris, le froissement de leurs ailes, combat de volatiles, ballet de coups de brosse. Le tableau lui-même hurle silencieusement, magnifique, en ouverture de l’exposition consacrée à Yan Pei-Ming au Musée des beaux-arts de Dijon. Pigeons. C’est son nom.
De longs cheveux gris lâchés sur les épaules, veste noire, quelques traces de peinture oubliées sur la joue gauche : dans son atelier où s’agitent ses assistants, « Ming », comme on l’appelle, pose sa brosse et rallume le gros Montecristo rabougri qui l’accompagne. Le peintre dont l’exposition inaugure l’espace d’expositions temporaires au rez-de-chaussée du Musée des beaux-arts de Dijon, est aujourd’hui une valeur sûre du marché de l’art, l’enfant chéri de la scène dijonnaise. Macron lui rend visite, les mécènes le courtisent, et même Xi Jiping, le président chinois, a demandé à le rencontrer lors de sa dernière visite. Mais lorsqu’il est arrivé à Dijon, il y a près de quarante ans, Yan Pei-Ming était plongeur dans un restaurant, Le Dragon céleste.
Naissance à Shanghaï. 1960. Son père travaille dans un abattoir, sa mère a monté avec les autres femmes du quartier un atelier de sous-traitance pour l’usine de gourdes d’à côté. Au lycée, le jeune Ming est « chef de la propagande ». « En échange, je pouvais avoir un atelier », explique-t-il. A 20 ans, il débarque à Paris, chez son oncle.
« Ma tante était méchante, raconte-t-il. Elle a dit : “On ne va pas te prendre en charge.” Ils ont appelé ma mère qui a assuré : “Nous vendrons les meubles.” Mais à Shanghaï, on vivait à cinq dans 35 mètres carrés, je savais qu’on ne possédait que des tabourets branlants et sans valeur. Or mon oncle et ma tante connaissaient le patron d’un restaurant à Paris, qui avait un ami restaurateur à Dijon. On a pris la voiture le 22 novembre 1980 et deux heures après mon arrivée, je lavais la vaisselle. »
Au restaurant, déjeune souvent un Japonais qui a pris des cours du soir en dessin, joue au go toute la journée, peint des paysages bourguignons, et tous les deux ans, rentre dans son pays les vendre grassement. Yan Pei-Ming, qui suit des cours de français à l’université, s’inscrit à l’Ecole des beaux-arts où sa technique picturale apprise en Chine maoïste va tôt le distinguer.
Ming est un pragmatique. « Comme tous les artistes chinois, il a toujours pensé d’abord “outils de production” là où les Français iront d’abord naturellement s’acheter un appartement, remarque Franck Gautherot au Consortium, le centre d’art contemporain de Dijon qui a accompagné son éclosion. Il lui fallait une voiture pour vendre son travail ? Au banquier à qui il a demandé crédit, il a fait sa demande au nom de l’outil de travail. » La vieille Polo Volkswagen est toujours dans la cour de l’atelier.
Ming ouvre une troisième bouteille de gevrey-chambertin. Le peintre a des gestes chaleureux, une oreille attentive et l’hospitalité gourmande. Sur la table, ha-kao (raviolis vapeur à la crevette), siu mai (raviolis vapeur à la viande), liserons d’eau et poulet au gingembre.
« Comme Courbet, quand il peint, c’est un vrai combat : ils déploient la même envie d’arriver à quelque chose ». Frédérique Thomas-Maurin, la directrice du Musée Courbet à Ornans
« Ming a ce côté débonnaire, bon vivant, mais en même temps inquiet qu’avait Courbet, remarque Frédérique Thomas-Maurin, la directrice du Musée Courbet à Ornans (Doubs) qui, à partir du 10 juin, lui consacre également une exposition, « Yan Pei Ming face à Courbet ». Ce goût de recevoir, cette générosité, c’est Courbet. Et comme lui, quand il peint, c’est un vrai combat : ils déploient la même envie d’arriver à quelque chose. »
Autre chose : tout comme Yan Pei-Ming aujourd’hui, Gustave Courbet, enfant, bégayait. « Les bègues travaillent toujours bien, sourit le peintre chinois. Parce que c’est la seule façon qu’on a de faire sa place. » A 14 ans, à Shanghaï, le jeune Ming restait muet de peur qu’on se moque de lui, ne s’adressant qu’aux gens de confiance, évitant de parler aux filles. « Le temps que je dise un mot, j’avais déjà reçu dix insultes. » Il en rit aujourd’hui. Pourtant un jour, adolescent, il voit une affichette punaisée au tronc d’un arbre : « Pour guérir votre bégaiement… » Il s’inscrit en cachette. Mais quand la lettre de réponse arrive, le mot « bègue » y est écrit en lettres énormes. « Le professeur m’a expliqué plus tard que c’était volontaire. Pour chasser l’orgueil. Pour que je n’aie plus peur de l’assumer. Ce type m’a sauvé la vie. Au bout d’un mois, en effet, c’était fini, je n’avais plus d’état d’âme. »
A Ornans, c’est lui, Yan Pei-Ming qui, visitant l’atelier de Courbet avec l’ancien patron du Louvre, Henri Loyrette, convainc la présidente du département d’acheter la maison attenante pour en faire une résidence d’artiste. « Si vous faites ça, je viendrai. » Et c’est ainsi qu’on le retrouve cette année pour le bicentenaire du peintre franc-comtois, installé dans son atelier avec ses pots, ses brosses et ses échelles.
« Une expérience ! N’importe quel artiste de stature internationale sera ravi de venir ici. Ce n’est pas tous les jours que l’on peut peindre dans l’atelier d’un maître. »
En octobre, les expositions du Musée des beaux-arts de Dijon et du Musée Courbet à Ornans, seront montrées à Paris : au Petit-Palais et au Musée d’Orsay où est exposé, au rez-de-chaussée, le célèbre Un enterrement à Ornans de Courbet. Au premier étage, il devrait y présenter, annonce-t-il, un tableau répondant strictement aux mêmes dimensions (3,15 m x 6,68 m), baptisé Un enterrement à Shanghaï en l’honneur de sa mère. « Ma mère est partie en juillet, confie-t-il. Elle avait 84 ans. Jamais je n’aurais pu imaginer qu’elle puisse disparaître. Elle a toujours été une pièce maîtresse, pensant aux autres, rarement à elle. Son portrait, exposé à Dijon, j’ai eu du mal à le finir. »
Derrière lui, sur le mur : deux immenses portraits de 4 mètres par 3 trônent l’un à côté de l’autre. A gauche, Gustave Courbet, l’année de sa mort, à 58 ans. A droite, le peintre chinois lui-même : « Cette année, j’ai 58 ans », fait-il remarquer avant d’exploser d’un rire joyeux et ironique. Chez Yan Pei-Ming, la tragédie se craquelle toujours devant les forces de vie.
L’homme qui pleure, Musée des beaux-arts de Dijon, du 17 mai au 23 septembre.
Yann Pei-Ming face à Courbet, Musée Courbet, Ornans, du 11 juin au 30 septembre.