Patrick Neu : « Certains y voient des sexes, des masques, des danseuses »

Claire Richard, L'obs , 21 November 2016, Link
Photo: Charles Duprat

Depuis les années 1990, tous les ans, à la saison des iris, Patrick Neu en choisit quelques-uns et attend qu’ils fanent. Quand les pétales virent au violet sombre, au bleu foncé, au noir, juste avant que les fleurs ne meurent, il les peint à l'aquarelle. 

Depuis les années 1990, tous les ans, à la saison des iris, Patrick Neu en choisit quelques-uns et attend qu’ils fanent. Quand les pétales virent au violet sombre, au bleu foncé, au noir, juste avant que les fleurs ne meurent, il les peint à l’aquarelle. Sans tiges, sans feuilles, juste ces fleurs sombres sur la feuille blanche. Certaines années, parce qu’il a plu ou qu’il a fait trop froid, Patrick Neu ne trouve pas d’iris selon son cœur. Ces années-là, il ne peint pas. Il est patient, il a le temps.

Le Palais de Tokyo, à Paris, consacre à cet artiste mosellan une première grande exposition. On y découvre une galerie d’objets étranges (voir diaporama) : ces iris qui s’envolent, mais aussi une mer de verres brisés, des ailes de cire, une armure de guerrier japonais en cristal, de petites armoires aux portes vitrées recouvertes de fumée, où des scènes sont gravées dans la suie.

« Le style est le caractère », écrivait l’Américaine Joan Didion à propos de la peintre Georgia O’Keeffe. Plus on regarde ces objets, plus on a envie d’écouter celui qui les a fabriqués.

Les iris, le cristal et le noir de fumée

Patrick Neu vit dans l’est de la France. Il m’appelle de la vallée où il travaille, où « ça ne capte pas toujours très bien ». Il veut bien parler de son travail, mais à plusieurs reprises il me prévient que les mots ne sont pas son fort – que ce qu’il préfère, c’est fabriquer des objets et les laisser parler.

Ce qui frappe d’abord dans son travail, ce sont les matières, justement : cire, ailes d’abeille, aquarelle, cristal et noir de fumée (mais aussi sculptures en encre de Chine, ailes de papillon, mues de serpent, coquilles d’œuf...) Des matières élémentaires, mais fragiles, dont il fait surgir l’étrangeté et la grâce.

Ainsi dans cette exposition, le cristal. Patrick Neu a grandi en Moselle, où se trouvent parmi les plus importantes cristalleries de France :

« Je viens d’une région de cristal, j’en ai toujours entendu parler en grandissant... C’était assez évident pour moi. Le cristal est à la fois fragile et dur, très chaud et très froid. Il est aussi très pur. »

Ce matériau dur et inerte, il l’assemble, il le brise, il le passe au noir de fumée. Et crée une mer de verre qui semble à deux doigts de déferler, en assemblant des dizaines et des dizaines de verres.

« Je voulais faire un dessin en volume, en 3D. Le mouvement s’est fait de lui-même, il est comme pris dans la glace. »

A l’opposé du cristal, Patrick Neu travaille avec le noir de fumée, le résidu qui s’accroche lorsqu’on passe une surface à la flamme.

Quand on lui demande pourquoi, il évoque des souvenirs d’enfance – quand il fabriquait des soldats de plomb et passait le moule à la bougie pour que le noir de fumée facilite le démoulage. Mais c’est surtout la fugacité de la fumée qui l’intéresse :

« Ça passe très vite mais ça laisse une impression très forte. Ça s’efface d’un coup, et c’est comme une vision. »

Patrick Neu passe au noir de fumée des verres de cristal, des portes de petits cabinets de bois. Sur la surface fragile, il dessine, avec une petite tige de bois équipée d’une aiguille, des images tirées de Bosch ou de Dürer. 

Il faut se pencher pour voir ce qui se passe dans ces verres sombres, derrière ces vitrines en grisaille. Ces objets demandent de l’attention.

« Laisser les gens se raconter des histoires »

Patrick Neu veut que l’on puisse s’emparer de ses objets. C’est pourquoi il choisit des formes qui peuvent parler à tous : des fleurs, une paire d’ailes, des mains, une armure.

« Je n’ai pas envie de tout montrer, je veux faire participer à ce qui va suivre. Je veux que les gens puissent fantasmer et se raconter des histoires en regardant les objets. Chaque personne vient avec son propre vécu et ses propres souvenirs. »

Ainsi, de ses iris :

« Certains y voient des sexes, des masques, des danseuses... Il arrive aussi qu’elles soient accrochées à l’envers. Ça ne me dérange pas. »

Créer des objets simples, au sens le plus pur du terme, c’est aussi politique : c’est penser que l’art doit s’adresser à tout le monde, toutes classes sociales confondues.

« Mon père était ouvrier, et mes parents ne sont pas très musées ou art contemporain. »

« Le choix conscient du temps »

Ce qui frappe, quand on déambule dans l’exposition, c’est le rapport à l’attention, à la minutie, au temps, palpable dans chaque objet. Neu travaille sur le temps nécessaire, la durée incompressible des choses :

« Je fais le choix conscient du temps : je recommence, je recommence, jusqu’au moment où je sens que c’est juste. »

Les iris sont le paroxysme de cette démarche. Que cherche-t-il, en peignant année après année, les mêmes iris au bord de la mort ? 

« Je cherche une totale liberté, qui naît dans cette série de la contrainte : les contraintes de la fleur, qui ne dure que quelques jours, de la technique, de l’eau. Mais quand je recommence, chaque année je suis devant une feuille blanche et je ne sais pas du tout si ça va aboutir. »

Pour autant, il se fiche de manquer une année, s’il n’y a pas de fleurs parce que la saison a été trop froide ou qu’il a trop plu. « J’ai un travail. Je ne suis pas obligé de produire », explique-t-il (il travaille aux Cristalleries de Saint-Louis, où il est responsable de création).

« Pas obligé de produire ». C’est peut-être ça qui nous a émus si fort et qu’on n’arrivait pas à exprimer : on voit dans ces œuvres des objets qui échappent totalement à l’impératif de productivité.

« L’ordinateur n’est pas mon ami »

Quand il a commencé à peindre ses iris, Patrick Neu était bien seul parmi ses camarades d’école d’art, qui s’étaient tous lancés dans la vidéo. Mais il n’en fait pas une revendication :

« Je ne suis pas à contre-courant. C’est juste ma manière de faire. Dans ma vallée, on est moins pris dans la vitesse qu’ailleurs, peut-être. Je n’ai pas de télé, l’ordinateur n’est pas mon ami. Ça ne m’intéresse pas trop. Je préfère aller faire un tour, il y a autant à voir dans une forêt. Je crois. »

Car tout est au fond, une question de regard :

« Je crois qu’avec les outils numériques, on ne voit pas ce qu’on regarde. Il y a trop de possibilités. Certains l’utilisent bien – mais je crois que c’est peut-être un pour cent. »