Patrick Neu, le sculpteur d’oxymores

Sabine Gignoux, La Croix , 6 February 2020, Link
Dans l’ancien parloir de l’abbaye, Patrick Neu a installé cette camisole composée d’ailes d’abeilles, collectées sur des insectes morts puis collées les unes aux autres avec du vernis à ongles. C. BROSSAIS/CONSEIL DÉPARTEMENTAL DU VAL-D'OISE

Cet artiste lorrain cultivant la discrétion est l’invité hivernal de l’abbaye de Maubuisson dans le Val-d’Oise.

Sculptées dans des matériaux graciles, ses œuvres fascinent par leur éphémère beauté, reflet de nos vies.

Son dernier lieu d’exposition lui ressemble, niché dans un écrin de silence, en dehors du temps. Patrick Neu, artiste lorrain très discret, vivant à Meisenthal dans un ancien presbytère, est l’invité cet hiver de l’abbaye de Maubuisson, dans le Val-d’Oise.

Dans ce monastère cistercien, aujourd’hui propriété du conseil général, il a installé une quinzaine d’œuvres comme autant d’« Échos » à la présence passée des religieuses. À l’image de ce voile arachnéen de six mètres de long, composé de carrés tissés chacun avec une chevelure de femme, tous reliés par un fil rouge. Un symbole du lien unissant la communauté des moniales et de leur renoncement à cette part intime d’elles-mêmes, rasée ou coupée, avant la prise de voile. Cette œuvre, Patrick Neu l’a réalisée avec son assistante, Mahé Cabel, sur un petit métier fabriqué par ses soins, au fil de longues semaines de tissage, comme un exercice de méditation.

Beauté éphémère de la vie

Le passage du temps, la beauté éphémère de la vie sont des leitmotivs de son travail. Ainsi consacre-t-il, chaque printemps, une quinzaine de jours à peindre à l’aquarelle de fragiles iris qui fanent doucement sous ses yeux. Dans l’ancien parloir de l’abbaye, une frêle camisole luit dans l’ombre, entièrement composée d’ailes d’abeilles, patiemment collectées par l’artiste sur des insectes morts, puis collées les unes aux autres avec du vernis à ongles. Le vêtement évoque une mue, l’habit magique d’un chaman explorant des passages entre les règnes, entre l’ici-bas et l’au-delà. Dans ce lieu chargé d’histoire, il résonne aussi comme un fascinant oxymore alliant l’enfermement et le rêve mystique d’un envol…

Un « artisan » épris de voyages lointains

Est-ce de son père, ouvrier en Moselle, que Patrick Neu a hérité cet amour du travail manuel, patient et minutieux ? Il répugne en tout cas à se dire artiste, à une époque où le moindre artisan prétend l’être : « Je veux juste être quelqu’un qui fait bien son travail, comme un boulanger fabrique du bon pain. »

C’est d’ailleurs avec les cristalleries Saint-Louis, rachetées par Hermès, qu’il créa en 1995 sa première œuvre très remarquée, durant un séjour à la Villa Médicis à Rome : une armure médiévale entièrement reproduite en cristal. Exposée couchée sur le sol de l’abbaye de Maubuisson, elle évoque à la fois un gisant et une chrysalide, dans ce jeu perpétuel de métamorphoses que l’artiste affectionne.

Aujourd’hui responsable de la création dans ces cristalleries, il s’attache à faire le lien entre les designers et les artisans. « Ce salaire m’apporte de la sérénité dans mon travail personnel. Je peux prendre le temps, ne faire qu’une exposition par an. »

Repousser les limites de la technique

Chacune de ses œuvres semble en effet un véritable défi technique, poussant les matériaux à leur limite extrême. Voyez ces dessins diaphanes d’œuvres célèbres, tracés dans des vitrines anciennes, noircies à la fumée ! Le Christ mort d’Holbein repose dans l’une d’elle. Dans une autre, une femme japonaise, empruntée à Hokusaï, jouit, caressée par deux pieuvres. Une troisième abrite un couple d’amoureux dans une bulle, échappé du Jardin des délices de Jérôme Bosch. Mystères de la vie et de la mort, enfermés dans ces quasi-reliquaires et presque imperceptibles dans la pâle lumière…

« J’aime l’idée que le spectateur cherche ces œuvres, les manque peut-être. La fumée est une brûlure, une trace aussi furtive que le passage d’un ange, ou d’un inconnu croisé dans la rue », explique Patrick Neu. Au grand dam des collectionneurs, il refuse d’ailleurs de fixer ces dessins, goûtant leur caractère éphémère. « Tout est limité dans le temps, nous non plus n’allons pas durer… »

Dans sa dernière œuvre, l’artiste a installé une colonie d’abeilles dans une réplique en bois, à échelle réduite, de la salle du Chapitre. Comme hier la communauté des religieuses, les butineuses ont travaillé dans cette ruche gothique, suspendant de lourds rayons de miel sous les voûtes en ogive, somptueuses draperies. Puis elles se sont envolées, ailleurs. Un rayon cassé gît à terre. D’autres commencent à moisir. Un battement d’ailes et déjà se devine la ruine, la finitude. Rendant d’autant plus précieux ces éclats de beauté.

–––

Patientes créations

1963. Naissance de Patrick Neu à Bitche, en Lorraine, dans une famille d’ouvriers.

1986. Licencié de l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg. Sarkis a été l’un de ses professeurs.

1995. Résident à la Villa Médicis à Rome, il crée une armure en cristal avec les cristalleries de Saint-Louis.

1999. Résidence à la Villa Kujoyama à Kyoto.

2003. Devient responsable de la création aux cristalleries de Saint-Louis.

2008. Expositions au Frac Lorraine et au Musée des beaux-arts de Nantes.

2010. Exposition au Musée d’art contemporain de Genève (Mamco).

2015. Exposition au Palais de Tokyo à Paris. Entre à la galerie Thaddaeus Ropac.