Le Musée d’Art Moderne de Saint-Etienne semble poursuivre une volonté de montrer une peinture abstraite « d’après l’abstraction », c’est-à-dire issue de démarches apparues au tournant des années 1980, faisant de l’abstraction un signe quelconque équivalent à celui de la figuration. Après l’exposition de Peter Halley au printemps 2014, celle de Jonathan Lasker correspond en effet à une peinture qui se revendique comme image et non comme présence à la manière des œuvres minimalistes. L’œuvre de Lasker, inscrite dans cette transformation du rapport à l’abstraction que l’on observe chez nombre d’artistes à cette époque, bénéficie d’une reconnaissance importante.
Cette exposition est néanmoins la première de l’artiste dans un musée français. Elle est donc l’occasion de saisir pleinement l’ampleur de cette peinture à travers un ensemble conséquent d’œuvres réalisées au cours de ces dix dernières années. On peut d’ailleurs regretter que, sans réaliser une rétrospective, quelques œuvres plus anciennes n’aient pas été présentées afin que l’on puisse mieux saisir, avec un léger recul, les enjeux et la cohérence de cette démarche (le catalogue compense cependant cette absence par le biais des reproductions et offre une lecture approfondie de la démarche de Lasker).
Les peintures de grands formats procèdent par association de motifs de couleurs vives. Ces formes constituent une sorte de vocabulaire. Elles sont accumulées par le peintre telles des notes dans ses carnets puis dupliquées dans ses peintures à une bien plus grande échelle. On peut ainsi les retrouver d’une toile à l’autre avec de légères variations. Les œuvres se présentent comme un jeu séduisant et coloré à travers les combinaisons de ces motifs. Néanmoins, la peinture de Lasker est empreinte d’une distanciation ironique à l’égard des formes de la modernité picturale. Ainsi, les entrelacs de lignes que l’on retrouve dans plusieurs tableaux ne sont pas sans rappeler les lassis d’un dripping mais dépourvu de toute expressivité par le biais d’une répétition soigneuse. De même, la grille, cet élément caractéristique de la modernité, récurrente dans les tableaux de Lasker, ne structure pas le champ pictural mais devient un motif qui s’associe à d’autres. Motif de la grille, motif du dripping, auxquelles peut s’ajouter la présence des trois couleurs primaires, les œuvres fonctionnent à la manière d’un discours où l’histoire de l’abstraction apparaît comme un répertoire de formes vidées de leurs significations et qui se confondent avec le vocabulaire propre de l’artiste. Cependant, les œuvres récentes réalisées depuis 2000 montrent un accroissement de l’hétérogénéité des formes qui se juxtaposent d’une manière plus autonome que dans les œuvres antérieures sur un fond la plupart du temps blanc. L’affaiblissement de la cohérence interne de chaque œuvre fait du tableau davantage un espace discursif – au sens d’un discours sur la peinture par l’articulation mentale de ces formes-signes – qu’un espace pictural, au risque d’un jeu simplement rhétorique. Il s’ensuit une relation avec ces œuvres finalement assez déceptive à l’œil, une fois passée la séduction de la couleur. Cependant, ce rapport correspond aussi à un déplacement auquel semble nous convoquer Lasker par les empâtements accrus de couleurs brillantes. Ces pâtes épaisses et brillantes qui pourraient faire songer à du chewing-gum collé à la surface jouent une nouvelle fois avec les normes du goût et les conventions de la modernité. Lasker accentue ainsi un rapport non plus seulement visuel mais tactile avec sa peinture qui vient interagir avec le plan simplement discursif. Cette convocation du toucher au détriment de l’œil implique la recherche d’une relation plus intime avec l’œuvre qui en redistribue le sens. C’est dans cette perspective que l’œuvre de Lasker échappe à n’être qu’une image des images de la peinture pour interroger ce qui la fait naître dans le désir sensoriel de la matière et de la couleur.
Romain Mathieu