Pourquoi il faut aller voir l'expo "New Pigments" de Jason Martin

Anne Laurens, Les Inrockuptibles, 16 July 2018, External Link
Cette semaine, perdons-nous dans la matière des tableaux-textures de l’anglais Jason Martin, issus de sa série "Pigment Paintings".
 

Jason Martin est un peintre la matière. Né en 1970 à Jersey, Jason Martin développe son travail en deux directions qu’il explore inlassablement : la couleur et la matière. Son art est abstrait et monochromatique. S'il s'inscrit, sur la forme, dans une tradition picturale contemporaine, Jason Martin n'en adopte pas pour autant les codes. Il ne peint pas sur toile mais sur aluminium ou acier inoxydable, à l’aide de pinceaux qu’il met lui-même au point. Il peint ensuite à l'huile et, surtout, aux pigments bruts.

Sa dernière série Pigment Paintings, présentée à la galerie Thaddaeus Ropac dans le Marais, est le résultat de ses expérimentations autour du pigment, qu’il travaille par couches successives depuis la surface d’aluminium jusqu’à former des tableaux en reliefs, en trois dimensions. Des tableaux qui apparaissent comme des sculptures, de la peinture comme de la glaise modelée.

Au cœur de la matière 

Sur la nature des œuvres pigmentaires de Jason Martin, le doute est effectivement permis. Accrochés au mur, ses petits comme ses grands formats ressemblent davantage à des sculptures plates, tant ils se déploient en reliefs. A force de couches, de passages du pinceau, de gestes de l'artiste, la peinture se transforme en une oeuvre tridimensionnelle : elle se mue, à proprement parler, en une forme. C'est tout le travail de la matière de Jason Martin qui, agglomérant ses pigments à quelques liants, leur donne une toute nouvelle fonction - outre de colorer - celle de faire corps. Jason Martin inverse ainsi le paradigme pictural : il se réapproprie le pigment, outil chromatique de base se présentant sous forme de poudre, pour en faire une véritable texture qui devient l'élément central de sa composition : la matière.

Travaillée avec ses propres pinceaux, le peintre façonne cette matière à grand renfort de gestes, d'élans. L'implication physique se dénote dans tous ces tableaux-textures qui, plus que peints, semblent avoir été modelés, tissés ou façonnés. La matière décrit des formes multiples qui renvoient à la gestuelle du peintre : parfois elle dégouline et s'agrège comme une sève visqueuse et collante débordant d'un tronc, et dit les projections, les coulures orchestrées par le peintre. Au contraire, quand elle est lissée, l'horizon d'une plage de sable à marée basse s'offre à notre esprit, doucement et méticuleusement râtelée par l'artiste.

Au cœur de la nature

Ce travail sensitif de la matière appelle forcément des visions et des sensations primitives. Alors qu'il s'agit de peinture, donc de voir, les Pigments Paintings de Jason Martin convoquent bien davantage le toucher, celui des formes que l'on découvre enfant dans la nature en explorant avec les mains. Le peintre affirme à ce titre: "J'expérimente avec la nature et je me sers de la nature mais je ne l'imite pas." Pour cause, les projections de nature qui s'entremêlent dans chaque tableau de Jason Martin sont une totalisation, d'éléments qu'on ne trouverait que fragmentés à l'état naturel. Du minéral, il y a la lave d'un volcan qui donne la roche volcanique, la pierre massive ou rocailleuse des massifs de montagne. De l'animal, le crin, les écailles reptiliennes ou le cuir des mammifères. Du végétal, le lichen et les écorces. Parfois même, les tableaux de Jason Martin distillent un peu d'humain : les plis d'une peau ou l'image d'un fluide, solidifié dans la matière-pigment.

Comme dans la nature, ces peintures pigmentaires sont en tension entre deux états. Il y a dans ces tableaux quelque chose de profondément organique, capturé dans une matière pourtant inanimée et recomposée. Comme les pigments qui rejouent artificiellement les couleurs trouvées dans la nature - les pourpres ou les gris - à moins qu'elles n'aient été inventées par l'homme, magnifiques et profonds bleus et verts de Jason Martin. Ses tableaux donnent à voir les états naturels, pris dans un même temps et ensemble figés. Le liquide se joint au solide pour se disputer l'espace de cette matière malléable et fascinante, qui trouve toute son unité en une chose : le pigment.

L'exposition New Pigments de Jason Martin est à voir à la galerie Thaddaeus Ropac dans le Marais, jusqu'au 28 juillet 2018

Jason Martin, Untitled (Ultramarine Blue), 2018, Photo: Dave Morgan, © Jason Martin / Adagp Paris, 2018, Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac