La galerie Thaddaeus Ropac, à Pantin (Seine-Saint-Denis), présente 33 grandes et très grandes toiles ainsi que des dessins de l’artiste allemand, réalisés ces deux dernières années. L’occasion pour le peintre, âgé de 81 ans, d’analyser l’évolution de son travail et d’évoquer les influences qui continuent de marquer son oeuvre.
Vos derniers tableaux sont marqués par des changements dans votre manière de travailler : peu de couleurs, une matière peu épaisse. Plusieurs sont des monotypes à l’huile. Comment procédez-vous ?
Le premier état du tableau est une sorte de chaos avec beaucoup de peinture, réalisé rapidement, dans ma manière un peu sauvage. Mais conçu de telle façon que les couleurs ne se rencontrent pas. Je réserve des espaces sans couleur, afin d’éviter les mélanges, le rouge et le bleu par exemple. Le fond est noir. Puis je déroule une toile également à fond noir sur cette première toile, je la pose et je passe très délicatement une brosse. Mon écriture picturale, que je n’ai jamais aimée, disparaît alors comme par enchantement et quelque chose de nouveau apparaît, qui m’étonne – je ne l’ai pas fait et c’est tellement beau…
C’est déjà la troisième exposition avec ce type de travail et on voit en effet une évolution. Je dois admettre que mon travail peut paraître assez instable. Auparavant, j’ai travaillé avec des vaporisateurs, j’ai fait une sorte de brouillard sur les toiles, et d’autres expériences encore…
Pourquoi ces changements ?
Parce qu’en travaillant sur les caractéristiques de ma peinture, j’ai essayé de m’améliorer. La critique m’a souvent accusé – et elle continue – de faire une peinture épaisse, sauvage. Je voulais changer cela, dans la méthode. Autrefois, je construisais un mur, une couche de peinture après une couche de peinture, couleur après couleur. Dans un deuxième temps de mon développement et de ma vie, j’ai reçu beaucoup d’influences, notamment des Etats-Unis et de France, les expressionnistes abstraits américains ou Hans Hartung. Elles m’ont fait mieux voir que la peinture allemande a un côté primitif.
Primitif ?
Je veux dire : fait sans réfléchir. On peint une femme qui pleure ou qui rit, mais on ne réfléchit à aucun moment aux moyens de la peinture. Cette absence d’esthétique picturale en Allemagne m’a de plus en plus gêné et déplu…
Je vais prendre deux exemples pour me faire comprendre : Picasso et Rothko. Quand on pense aux œuvres tardives des artistes, il y a deux possibilités : soit ça devient du gribouillage stupide et vulgaire, soit ça devient transparent et limpide. L’œuvre tardive de Picasso, ce sont des gribouillages merveilleux, comme d’autres en ont fait en Allemagne dans les années 1980, car il n’y emploie plus du tout ce qu’il avait inventé dans le cubisme dans sa jeunesse.
L’inverse : Rothko, qui a peint toute sa vie des vibrations de couleurs. A la fin, il a pensé que tout le monde avait entre-temps compris ce qu’il voulait faire et se contentait de rester dans l’efficacité absolue : seulement des rouges, des pourpres… Pour résumer, à la fin Picasso peignait comme un Allemand et Rothko comme un saint. J’essaie de faire comme Rothko.
« Comme un saint »? Que voulez-vous dire?
Pensez à De Kooning. Je l’ai découvert en 1958 dans une exposition d’artistes américains dans mon école à Berlin. Depuis, De Kooning est resté mon grand favori parmi les expressionnistes abstraits. Il avait son écriture propre, avec laquelle il a peint des choses atroces comme ses Women aux grandes dents – des représentations grotesques, comme Grosz en a peintes, des caricatures. Puis, dans sa vieillesse, il est devenu débile, sénile, mais il a continué à peindre. Personne ne pouvait plus l’interroger, lui ne pouvait plus répondre aux questions, expliquer ce qu’il avait voulu faire. Pour moi, ce sont de saints tableaux. Des tableaux du nirvana.
Un historien dirait que c’est un cas de style tardif...
L’âge ne nous tombe pas dessus. On a beaucoup de temps pour s’y préparer. Vieillissant moi-même, je m’efforce de considérer cela non comme une décroissance mais comme une croissance. Je me suis donc intéressé à l’œuvre tardive de beaucoup de peintres. En les regardant, vous percevez les situations mentales et physiques. Et vous vous regardez vous-même, vous évaluez vos propres capacités spirituelles et corporelles et, quand vous constatez que vous n’avez de force que pour travailler deux heures dans l’atelier, vous savez que vous devez peindre rapidement. Donc vous vous y préparez. Il y a des cas absolument terribles, tel Dix, qui finit sur un effondrement total, et, d’autres grandioses : Munch, De Kooning, Rothko. Et vous choisissez de quel côté vous voulez être…
Vos tableaux ont de curieux titres, Kraut (Chou), Frau Kraut (Madame Chou)... Pourquoi ?
Parce que l’artiste minimaliste américain Donald Judd m’a traité jadis de « peintre choucroute allemand » – ce que je comprends par rapport à son propre art de petits carrés et de petits cubes. De son point de vue de moderne, il avait raison. Je suis anachronique, comme Bacon, Auerbach, Freud ou Schnabel. Dans ce club, je me sens bien. Il y a deux directions dans l’art, une qui dit aller vers l’avant, et une autre vers l’arrière. Et c’est celle-ci qui a raison, parce qu’il n’y a pas de progrès en art. Nous ne sommes pas meilleurs que Giotto ou Piero Della Francesca… Et nous, les anachroniques, nous avons gagné. Aujourd’hui, c’est incontestable.
En voyant vos toiles récentes, on songe à Giacometti et aux plâtres des morts de Pompéi. Que pensez-vous de ces comparaisons ?
Ce n’était pas mon intention, mais quand j’y pense, vous avez probablement raison. J’éprouve en effet de la fascination pour ces plâtres de Pompéi auxquels aucun artiste n’a jamais touché. Pour Giacometti, ce que nous avons en commun, c’est la solitude. Pendant des années, Giacometti a travaillé avec un seul modèle, Annette. Pendant soixante ans, j’ai travaillé avec un seul modèle, Elke. Giacometti a gagné en force parce qu’il s’est stabilisé alors que je suis quelqu’un de peu sérieux, infidèle par rapport à moi-même. Giacometti a sans doute été peu fidèle dans sa vie privée mais, dans son travail, il était extrêmement fidèle.
Et sa période surréaliste ?
Fantastique. J’adore ses œuvres surréalistes. A un certain moment, j’avais acheté une des têtes plates qu’il avait faites de son père et de sa mère. Et sa peinture est totalement anachronique…
Vous avez constitué des collections d’art africain, de gravures maniéristes. Vous connaissez très bien l’histoire des arts. Comment cette culture se précipite-t-elle ou se cristallise-t-elle dans vos moments de création ?
Cette culture, ces collections ont un rapport avec le fait que je suis un peintre très solitaire et que je suis constamment à la recherche d’appuis, de choses à quoi me raccrocher. J’ai besoin de Fontainebleau, de l’Afrique. Ou de Picabia. Quand j’ai vu un Picabia pour la première fois, en 1961, j’ai été ébloui et il est devenu aussitôt un de mes repères. Ces repères me donnent une certaine stabilité. Je ne suis pas de ceux qui ont dit qu’il fallait brûler les musées…
En fait, j’ai un problème terrible : je suis incapable d’oublier. J’ai une collection de données énorme dans ma tête, dates, noms, choses vues, moments vécus. Je ne peux absolument plus m’en débarrasser. D’un côté, les gens me complimentent pour cette capacité ; mais pour moi, c’est un poids, une maladie, et la sensation constante que le temps s’enfuit. Tout est présent dans mon esprit. C’est à la fois fantastique et terrifiant.
Je me souviens parfaitement des expositions que j’ai vues dans les années 1950 et 1960 ici, à Paris. Fontana, Golub ou Chaissac chez Iris Clert. Bryen aussi, qui comptait alors pour moi, bien plus qu’un Manessier, parce que Bryen allait beaucoup plus profond. Je me sentais une affinité élective avec lui… Fred Deux aussi, ses dessins et son roman La Gana. Henry Miller, qui était publié en France et ne l’était pas aux Etats-Unis. Genet, une folie pure… Je ne sais même pas si aujourd’hui il y a encore des lecteurs pour de tels textes, en tout cas pas en Allemagne. Ionesco, Beckett… Paris était alors d’une modernité spectaculaire.