Irving Penn, magicien de la matière, au Grand Palais

Claire Guillot, Le Monde, 20 September 2017

Le photographe américain, maître du studio, qui a marié la mode et l’art, est salué par une élégante rétrospective à Paris.

Le clou de l’exposition Irving Penn, au Grand Palais, n’est pas une image, mais un vieux rouleau de tissu peint en gris, usé, abîmé et taché, installé en bas du grand escalier. Cette simple toile de fond de scène, dénichée par le photographe américain, à Paris, en 1950, a accompagné celui-ci pendant près de cinquante ans. C’est sur ce fond neutre que Penn (1917-2009) faisait jaillir les plus infimes détails, des rides creusées de l’écrivain Colette aux reflets sur les vitres d’un laveur de carreaux.

L’objet résume à lui seul la virtuosité de ce perfectionniste à la rigueur légendaire, capable de créer des images à couper le souffle à partir de rien, ni accessoire ni décor, dans le seul face-à-face entre lui et son sujet. Un rideau qui dit en même temps la limite de son art : maître inégalé du studio, Penn a aussi réduit la photographie à cet artifice, il en a fait une création sublime à l’écart du monde, toujours tirée au cordeau, à jamais hors du temps et de ses soubresauts. Au risque de l’enfermer dans une splendeur désincarnée. « Le réalisme du monde réel m’est presque insupportable, déclarait Irving Penn en 1975. Il y a trop de douleur accidentelle dedans. »

L’élégante rétrospective proposée au Grand Palais, massive avec 235 tirages, et accompagnée d’un très beau catalogue, a été d’abord présentée au Metropolitan de New York (dans une version plus petite) pour marquer le centenaire de la naissance du photographe. Elle déroule de façon classique et sage, à travers onze salles peintes dans différentes nuances de gris, les séries de la star du magazine Vogue : ses célèbres images de mode, ses petits métiers, ses portraits de personnalités ou d’anonymes en Amérique du Sud, ses nus sculpturaux et ses natures mortes sophistiquées.

Des tirages méticuleux et veloutés

De salle en salle, les tirages méticuleux et veloutés de Penn prouvent que c’est avant tout la recherche de la matière qui l’anime. Illusion de la texture et du volume, sensation de la chair… chez lui, la dentelle d’un vêtement, la poudre d’un visage, caressés par la lumière, semblent palpables. Tous les tirages sont de sa main. Et, dans les années 1960, Penn va revisiter toute son œuvre avec une technique ancienne et complexe, le platine-palladium, qui donne d’infinies nuances de gris à ses images, et qui fait de la photographie, médium mécanique et multiple, un médium artisanal et unique. Des qualités qui vont permettre à ses images de sortir des pages glacées des magazines pour franchir avec succès la porte des musées et des collections privées.

Car, avant d’être photographe, Irving Penn, formé en école d’art, se voulait peintre. Il ne cessera, pour fabriquer ses images, de puiser dans tous les beaux-arts, de la peinture à la sculpture. Ses premières photos, présentées en introduction, ont beau porter la marque du photographe Walker Evans, hérault du style documentaire, elles ressemblent à des abstractions : Penn photographie dans la rue des signes et des enseignes au temps de la Grande Dépression, mais il fait de ces mots des suspensions flottant dans l’espace. C’est d’ailleurs comme graphiste que Penn commence à travailler à Vogue en 1943, avant de passer, encouragé par Alexander Liberman, le tout-puissant directeur artistique du magazine, aux portraits de personnalités et à la photo de mode. Il y travaillera près de soixante ans.

Ce que Penn apporte à Vogue, c’est un dépouillement et une stylisation qui rompent avec le glamour et la préciosité de l’époque. Pour les portraits « existentialistes » qui feront sa réputation, le jeune homme coince ses modèles entre deux cimaises, un angle dont ils émergent, déstabilisés, intenses et tourmentés. La photo est artifice, et Penn n’hésite pas à le montrer : il laisse voir le cadre, ne balaie pas le sol, se sert d’une simple chaise pour faire poser son sujet. Résultat, le jeune Truman Capote semble fragile, abrité dans son manteau, quand le grand Alfred Hitchcock s’enfonce dans l’abîme noir de son costume. Plus tard, Penn continuera de façon magistrale à révéler dans ses sujets une part sombre qu’ils ignorent : Picasso veut faire le clown, Penn le réduit à son œil perçant. « Je cherche à faire une incision dans la façade, disait Penn. Je ne pense pas que ce soit cruel. Très souvent, ce qui se trouve derrière la façade est rare et bien plus beau que ce qu’en sait ou ose croire le sujet. »

Un minimalisme radical

De la même façon, Penn applique à la photo de mode son minimalisme radical : un style qui s’accorde à merveille avec les angles aigus et les silhouettes stylisées prisées des couturiers de l’après-guerre. Son association avec celle qui deviendra sa femme, Lisa Fonssagrives, premier top model de l’histoire, fait la part belle à la géométrie. Penn met en avant la composition et les structures des vêtements : une broderie délicate, un drapé savant, occupent souvent le premier plan. Il fera la couverture du magazine plus de cent soixante fois.

Mais ses plus belles séries sont celles qui sont faites en coulisse de Vogue. Comme sa série magistrale, réalisée, à la suite d’une commande, à Lima, au Pérou (sa seule série de mode en extérieur). Il part pour Cuzco, cité précolombienne, et, en cette veille de Noël, il a son épiphanie. Installé dans un petit studio de quartier, baigné de lumière naturelle, il photographie les passants simplement vêtus : près de deux mille photos, où son œil saisit la fierté des regards, la simplicité directe des poses, mais aussi le tombé des jupons de toile grossière, la corolle des chapeaux. Son icône, deux petits enfants pieds nus à l’air grave, entre un rideau flou et un sol de terre cuite, résume le style direct et nu qui sera le sien. La série sera publiée en couleurs dans le magazine, mais tirée en noir et blanc par le photographe.

Irréalité des corps

La série de Penn sur les petits métiers est aussi réalisée en marge de ses shootings de mode : à Paris, sur les traces d’Eugène Atget, Penn photographie entre deux robes les travailleurs modestes de la rue, du garçon de café au pâtissier – c’est Robert Doisneau qui sert de rabatteur rue Mouffetard. Là encore, Penn prélève ses sujets dans le monde pour les emmener dans son studio, fabriquant ensuite sa propre histoire, qui raconte de façon un peu nostalgique la fierté perdue de l’homme au travail, entouré des outils qui signalent son art.

Le deuxième étage de l’exposition, plus inégal, explore les tentatives de Penn dans sa volonté de faire œuvre. La grande salle consacrée à ses nus est la plus étonnante : lassé des mannequins « anorexiques » qu’il photographie pour Vogue dans les années 1950, Penn recrute des modèles aux chairs lourdes. Les seins et les fesses font des vagues, les poils pubiens poussent sur les dunes. Le tirage, le papier, accentuent la blancheur et l’irréalité des corps. « C’est Matisse qu’il a en tête ici », souligne le commissaire, Jeff Rosenheim. Des images qui déconcertent aussi bien le magazine Vogue (une seule sera publiée), que le conservateur du MoMA, John Szarkowski.

Penn ne mettra dans son œuvre ni sa vie personnelle ni les soubresauts des sociétés

Contrairement à Richard Avedon, l’autre photographe star des années 1950 et 1960, auquel on l’a toujours opposé, Penn ne mettra dans son œuvre ni sa vie personnelle ni les soubresauts des sociétés. Son témoignage du Dahomey d’après la décolonisation produit une série de portraits en studio qui semblent surtout exotiques à nos yeux contemporains. Irving Penn préfère inscrire ses images dans l’histoire des formes que dans l’Histoire. C’est la forme de la vanité qu’il revisite en photographiant des mégots de cigarette, qu’il transforme en monuments ambigus. Ses fleurs fanées aux couleurs éclatantes hésitent, de même, entre splendeur et ruine. Comme pour dire que le monde de Penn, tout en perfection et en élégance, touche lui aussi à sa fin.

« Alfred Hitchcock », New York, 1947. THE METROPOLITAN MUSEUM OF ART, NEW YORK, PROMISED GIFT OF THE IRVING PENN FOUNDATION

« Alfred Hitchcock », New York, 1947. THE METROPOLITAN MUSEUM OF ART, NEW YORK, PROMISED GIFT OF THE IRVING PENN FOUNDATION

« Nude No. 72 » [« Nu n° 72 »], New York, 1949-1950. THE IRVING PENN FOUNDATION

« After-Dinner Games » [« Jeux pour après-dîner »], New York, 1947. THE IRVING PENN FOUNDATION